Nice
est
heureux. On parle enfin d’autre chose que de bouffe et les mariés sont partis.
Jeanne et Christiane rirent ensemble. Elsa vint se glisser
entre elles qui l’embrassaient chacune sur une joue.
Elles restèrent là, toutes les trois, Jeanne acceptant une
cigarette, rejetant la fumée sans l’avaler, invitant Dante à s’asseoir quand il
s’approchait d’elles, qu’il disait :
— Ils ont recommencé. Quel est le meilleur restaurant
de la Côte ? Qui fait le meilleur couscous ? Roland, avec ses
déjeuners de promoteurs, commence à connaître tout ça.
Dante s’installait près d’elles.
— Qu’est-ce qui est anormal, disait-il tourné vers
Christiane, de s’intéresser à ça, les restaurants, le tiercé, l’argent, ou de
ne pas s’y intéresser ? Je voudrais savoir parce que toute ma vie…
— Laisse-les papa, disait Christiane.
Elle regardait devant elle, la ville rongeuse, hauts
parallélépipèdes plantés comme des pieux encerclant les collines elles-mêmes
striées des barres blanches d’immeubles plus bas. Une saignée jaune franchissait
les vallons, creusait les pentes, semblait se diriger vers cette cavité ouverte
à flanc de montagne qui, à intervalles réguliers, se couvrait d’un nuage de
poussière long à se dissiper.
— C’est une carrière de l’entreprise Revelli, dit
Dante. (Il tendait le bras, montrait les quartiers Nord.) Là, continuait-il,
c’étaient des cressonnières. Avant l’autre guerre, je me souviens, avec mon
père, une ou deux fois, nous sommes venus jusque-là, mais c’était surtout
Antoine qui partait avec lui pour les livraisons. (Il s’interrompait.) Oui,
dit-il, c’est un siècle formidable, quand je pense…
Christiane et Jeanne attentives, et l’intérêt qu’elles lui
portaient était pour Dante une revanche, comme si à la fin, quand même, la vie
lui donnait raison.
— Quand je pense, reprenait-il, que l’électricité,
quand j’ai commencé, vous n’imaginez pas, ça semblait un miracle, et la façon
dont on nous traitait, le Docteur Merani avec mon père, et maintenant, tout ce
qui a changé, un siècle formidable.
Il tapa de ses deux paumes sur ses poches.
— Je ne devrais pas fumer, dit-il, mais quand je parle
comme ça, que je suis content.
Il se mit à rire, caressa les cheveux d’Elsa.
— Etre avec les jeunes, ça fait du bien, on les embête,
mais c’est bon.
Il allumait sa cigarette en se penchant, protégeant la flamme
de son briquet avec les paumes.
— C’est dommage, dit-il, j’aurais bien voulu voir l’an
2000. Il rêvait à haute voix et son visage s’animait, les rides s’effaçaient ou
plutôt Christiane et Jeanne ne les voyaient plus, les yeux vifs, joyeux,
éclairaient toute l’expression de Dante.
— En l’an 2000, tu auras quel âge, toi ?
demanda-t-il à sa fille.
Il posait la main sur l’épaule de Christiane, geste de
tendresse discrète, façon d’affirmer qu’elle allait vivre après lui.
— Soixante-trois, non ? Dix ans de moins que moi
maintenant.
La tristesse, un désespoir insidieux comme une douleur qui
irradie empêchaient Christiane de répondre.
Elle se leva brusquement, sauta sur la planche suivante découvrant
ainsi entre les oliviers un nouveau secteur de la ville, vers l’ouest, les
bâtiments gris, lourds de la faculté des lettres où elle commençait à donner
quelques cours.
— Tu devrais entreprendre quelque chose, dit-elle
tournée vers Jeanne, des études, pourquoi pas ?
Dante se leva à son tour. Il craignait d’être indiscret,
d’apprendre ce qu’il pressentait des relations de Roland et de Jeanne.
Il fit quelques pas le long de la route. On commençait à
danser sous la treille, et il vit Roland qui invitait la sœur de la mariée, l’entrainait
au milieu des couples.
Dante s’éloigna du restaurant, observant Jeanne et
Christiane qui continuaient de bavarder assises au pied des oliviers.
Les femmes surtout avaient changé depuis le temps où Dante
poussait les jeunes bonnes de l’Hôtel Impérial vers son atelier.
Peut-être ce qui lui avait manqué c’était une femme qui…
Mais pourquoi accuser Denise ? Elle essayait de vivre, et ça n’avait pas
été facile pour elle, si belle et autour d’elle tant de femmes qui n’avaient
pas son corps, son visage lisse encore aujourd’hui. Elles avaient vécu mieux
qu’elle, dans l’un de ces appartements de la Promenade des Anglais dont Denise
avait rêvé toute sa
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