No Angel

mince, portant des lunettes – s’immobilisa devant lui et le prit par le bras.
    C’était la première fois que je le voyais. Il avait environ soixante-cinq ans mais semblait en aussi bonne santé qu’un homme énergique de cinquante-cinq ans, exploit remarquable compte tenu de ce qu’il avait contraint son corps à supporter pendant des décennies. Ses cheveux blancs étaient courts, il ne portait pas la barbe et évoquait davantage un sergent instructeur des marines qu’un hors-la-loi endurci. Il se déplaçait avec l’assurance et l’aplomb d’un sultan dans son harem.
    Pour ceux qui ne le savent pas, c’est l’homme – la légende, en réalité – qui a fait des Hells Angels ce qu’ils sont. Il n’est pas exagéré de dire que Sonny Barger est un visionnaire qui a pratiquement créé l’image des Hells Angels tels que nous les connaissons. Il ne le fit pas seul, bien entendu, et les noms de ses acolytes, entre les années 1950 et aujourd’hui, sont légendaires dans l’univers des motards : Johnny Angel, Terry the Tramp, Magoo, Junkie George, Mouldy Marvin, Cisco Valderama. Ensemble, et avec un grand nombre d’autres, ces hommes ont créé l’image – cuir, cheveux, crasse, dureté, silence, impassibilité, motos – du motard hors la loi.
    Surtout les motos.
    Sans les Hells Angels, il n’y aurait pas de Harley réduites à leur plus simple expression, qui évoquent des machines de course complètement dépouillées. Sans guidon ape hanger, sans extension de garde-boue, sans sissy bar, sans roues pleines, sans extension de fourche. Il y aurait plus de chrome, plus de décorations, mais moins de style. Les HA étaient obsédés par la vitesse et, sans cette obsession, les motos seraient plus lentes. Ils dépouillaient sans cesse leurs machines de tout ce qui n’était pas indispensable. La formule était simple : moins de poids et un moteur plus gros équivalait à une vitesse plus élevée. Chaque kilo dont ils se débarrassaient leur permettait de gagner sept kilomètres à l’heure. D’où les « choppers » : des motos réduites à leur plus simple expression {39} . Tous ceux qui souhaitaient devenir Hells Angels – ou en rêvaient – les imitèrent. Leur influence s’exprime aujourd’hui dans les motos conçues par Jessie James, de West Coast Choppers, et les Teutul, d’Orange County Choppers.
    Outre les motos, le monde sans Sonny Barger serait pratiquement le même, mais celui du motard hors la loi n’existerait sans doute pas ou serait très différent. Il est l’icône du motard hors la loi, et tous les membres de chaque club l’admirent, le considèrent comme le parrain de leur culture. On le respecte à cause de ce qu’il est, mais aussi en raison de sa vision. Il a compris que les Angels pouvaient devenir internationaux et que, malgré leur origine américaine, ils n’étaient pas obligés de rester confinés dans les frontières de l’Amérique. Comme je l’ai dit, je crois que les Hells Angels et, dans une moindre mesure, toutes les bandes de motards de style américain sont la seule exportation de notre pays en matière de crime organisé. C’est l’œuvre de Sonny Barger. Il incarne tout ce qui fait les Hells Angels, leur image immuable aussi bien que leurs contradictions.
    Ces contradictions me fascinent. Les Hells Angels sont distincts de la société, mais ils y sont enracinés ; ce sont des non-conformistes, mais ils se ressemblent tous ; c’est une société secrète, mais ses membres sont aussi des exhibitionnistes extravagants ; ils méprisent les lois, mais obéissent à un code strict ; leur nom et la tête de mort de leur logo représentent la liberté, l’individualisme, la dureté et la sauvagerie, mais le nom et le logo sont des marques déposées.
    C’est surtout la façon dont ces contradictions se manifestent dans le monde réel qui me fout en boule. Ces types ne devraient pas pouvoir gagner sur les deux tableaux. Si on ne respecte pas les lois, pourquoi s’abriter derrière certaines d’entre elles ? Pourquoi organiser des collectes de jouets et promouvoir des actions de bienfaisance, en vue d’améliorer son image dans la population, quand on se fiche de ce que pense la population ? Que faut-il croire ? S’agit-il de passionnés de moto incompris ou de voyous violents ? Pourquoi ont-ils cette envie d’être appréciés ? Quand les Angels sont à leur meilleur en matière de criminalité, ils incarnent tout ce que