Nord et sud
vous assure que j’ai grande envie de rester pour affronter
l’épreuve et passer en jugement. Si seulement je pouvais retrouver mes témoins !
L’idée d’être à la merci d’une canaille telle que Leonards m’est odieuse. Dans d’autres
circonstances, j’aurais pu trouver quelque agrément à cette visite clandestine :
elle a eu tout le charme que les Françaises attribuent aux plaisirs défendus.
— L’un de mes plus anciens souvenirs, Frederick, c’est une
fois où tu étais en pénitence pour avoir volé des pommes, dit Margaret. Nous en
avions beaucoup dans le jardin, les pommiers croulaient sous les fruits ; mais
quelqu’un t’avait dit que les fruits volés avaient plus de goût, ce que tu avais
pris au pied de la lettre *, et tu es allé en voler. Tu n’as guère changé.
— Oui, il faut que tu partes, répéta Mr Hale, répondant
à la question que Margaret avait posée depuis un moment déjà.
Lorsque ses pensées étaient fixées sur un sujet, il avait un
certain mal à suivre les remarques à bâtons rompus de ses enfants ; et il ne
faisait aucun effort pour cela.
Frederick et Margaret se regardèrent. S’il partait, ils ne pourraient
plus profiter de la complicité si spontanée qui existait entre eux. Il leur suffisait
de se regarder pour se comprendre. Tous deux eurent la même pensée qui se termina
dans la tristesse. Frederick fut le premier à sortir de son abattement :
— Tu sais, Margaret, j’ai fait une belle peur à Dixon et
à moi-même cet après-midi. J’étais dans ma chambre et j’ai entendu sonner à la porte ;
quand j’ai cru que le visiteur avait eu le temps de faire ce qu’il avait à faire
et de repartir, j’ai voulu sortir dans le couloir ; mais en ouvrant la porte
de ma chambre, j’ai vu Dixon qui descendait. Elle a froncé les sourcils et m’a donné
un coup de pied en passant pour que je retourne me cacher. J’ai laissé la porte
entrebâillée et j’ai entendu Dixon transmettre un message à un homme qui se trouvait
dans le bureau de mon père. Après quoi, il est parti. Qui cela pouvait-il être ?
Un des fournisseurs ?
— Sans doute, dit Margaret avec indifférence. Vers deux
heures, un petit homme très discret est venu prendre des directives.
— Ce n’est pas un petit homme que j’ai vu, mais un grand
gaillard robuste, qui est venu après quatre heures.
— C’était Mr Thornton, dit Mr Hale.
Le frère et la sœur se réjouirent de le voir prendre part à la
conversation.
— Mr Thornton ! s’exclama Margaret, un peu surprise.
Je croyais...
— Que croyais-tu, petite sœur ? demanda Frederick lorsqu’elle
laissa sa phrase en suspens.
— Oh, je croyais que tu parlais de quelqu’un d’une classe
très différente, pas d’un gentleman, mais de quelque livreur ou garçon de course.
— C’est bien l’allure qu’il avait, dit négligemment Frederick.
Je l’ai pris pour un commerçant et il se trouve que c’est un manufacturier.
Margaret garda le silence. Elle se souvenait qu’au début, avant
de mieux le connaître, elle s’était fait exactement les mêmes réflexions que Frederick
et avait parlé de Mr Thornton dans les mêmes termes. C’était une impression
toute naturelle que celle qu’il avait produite sur son frère, et pourtant, elle
se sentit un peu contrariée. Elle éprouvait de la réticence à intervenir, bien qu’elle
eût envie de faire comprendre à Frederick le genre d’homme qu’était Mr Thornton.
Cependant, elle resta muette.
Mr Hale poursuivit :
— Il est venu, je crois, pour se mettre à notre disposition.
Mais je n’ai pas pu le recevoir. J’ai dit à Dixon de lui demander s’il voulait te
parler. Je crois que je lui ai demandé d’aller te chercher pour que tu ailles le
voir. Je ne me souviens pas bien de ce que j’ai dit.
— Il a dû être pour vous d’un commerce très agréable, j’imagine ?
demanda Frederick, qui lança cette question comme un ballon que n’importe qui pouvait
rattraper.
— Il s’est montré un ami fort obligeant, répondit Margaret,
voyant que son père ne disait rien.
Frederick marqua une pause avant de reprendre :
— Margaret, il m’est pénible de penser que je ne pourrai
jamais remercier les gens qui vous ont témoigné de l’attention. À moins, bien sûr,
de courir le risque de passer en cour martiale, ou que papa et toi ne veniez en
Espagne.
Il prononça cette dernière suggestion comme s’il voulait
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