Nord et sud
pas. Je suis peut-être
en train de vous soumettre à une tentation. En l’occurrence, croyez-moi, je ne divulguerai
pas votre secret. Mais permettez-moi de vous dire que vous avez couru de grands
risques en commettant pareille indiscrétion. C’est uniquement l’ami de votre père
qui parle ; si j’ai pu caresser quelque autre pensée, quelque autre espoir,
tout cela est bien évidemment terminé. Je vous parle de façon désintéressée.
— J’en suis bien consciente, dit Margaret, se forçant à
prendre un ton indifférent et nonchalant. J’ai conscience de l’image que je dois
vous donner, mais le secret est celui d’un autre et je ne puis donner d’éclaircissements
sans lui nuire.
— Loin de moi l’intention de pénétrer dans les secrets de
ce monsieur, dit Mr Thornton avec une irritation croissante. L’intérêt que
je vous porte est strictement amical. Peut-être ne me croyez-vous pas.
Miss Hale, pourtant c’est vrai – malgré les assiduités dont j’ai il y a quelque
temps menacé de vous poursuivre. Mais j’y ai renoncé depuis et tout cela est révolu.
Vous me croyez, Miss Hale ?
— Oui, répondit Margaret d’une voix sourde et triste.
— Alors je ne vois plus la nécessité de continuer à marcher
ensemble. Je pensais que, peut-être, vous aviez quelque chose à me confier, mais
je vois que nous ne sommes rien l’un pour l’autre. Si vous êtes à présent convaincue
que toute passion ridicule de ma part est entièrement éteinte, il ne me reste plus
qu’à vous présenter mes respects.
Et il s’éloigna rapidement.
« Que peut-il bien vouloir dire ? pensa Margaret. Qu’a-t-il
pu vouloir dire en me parlant ainsi, comme si je continuais à croire qu’il conservait
du sentiment pour moi alors que je sais qu’il n’en est rien. C’est devenu impossible.
Sa mère lui aura fait part des soupçons cruels qu’elle entretient à mon égard. Mais
je ne veux pas me soucier de lui. Je suis assurément assez maîtresse de moi-même
pour contrôler ce sentiment étrange, rebelle et désastreux, qui a failli me pousser
à trahir mon cher Frederick afin de regagner l’estime de cet homme – l’estime d’un
homme qui se donne tant de mal pour me convaincre que je ne suis rien pour lui.
Allons, mon pauvre cœur. Sois courageux et gai. Nous serons d’un grand réconfort
l’un pour l’autre si nous sommes rejetés, abandonnés. »
Son père fut assez surpris de la voir si enjouée cet après-midi-là.
Elle parla presque sans discontinuer, et força son humour naturel de façon très
inhabituelle. Si l’on percevait une pointe d’amertume dans la plupart de ses propos,
si ses remarques sur le cercle de ses anciens amis de Harley Street étaient un peu
sarcastiques, son père n’eut pas le cœur de la reprendre, comme il l’eût fait dans
d’autres circonstances, tant il se réjouissait de la voir s’affranchir de ses soucis.
Au milieu de la soirée, on la prévint que Mary Higgins la demandait en bas. Lorsqu’elle
revint, Mr Hale crut voir des traces de larmes sur ses joues. Mais c’était
invraisemblable, car elle apportait de bonnes nouvelles : Higgins avait été
engagé à la manufacture de Mr Thornton. Quoi qu’il en fût, elle avait perdu
son entrain, son envie de parler, et surtout sa verve un peu forcée. Pendant quelques
jours, son humeur fut si étrangement instable que son père commença à se faire du
souci à son sujet quand arriva une nouvelle qui promettait d’apporter un changement
et une variété souhaitables pour sa fille. Il avait reçu une lettre de Mr Bell
annonçant son intention de venir les voir. Mr Hale espérait que la perspective
de la compagnie de son vieil ami d’Oxford fournirait aux pensées de Margaret comme
aux siennes un agréable dérivatif. Margaret s’efforça de s’intéresser à ce qui faisait
plaisir à son père, mais elle se sentait trop languissante pour se soucier d’un
quelconque Mr Bell, fût-il vingt fois son parrain. Une lettre d’Edith secoua
davantage son apathie. La missive était pleine de compassion à propos de la mort
de sa tante, de détails sur elle, son mari et son enfant ; à la fin, elle disait
que le climat ne convenait pas au bébé, et que Mrs Shaw songeait à rentrer
en Angleterre, aussi pensait-elle que le capitaine Lennox vendrait probablement
son brevet et qu’ils reviendraient peut-être tous habiter leur ancien domicile de
Harley Street ; cependant la maisonnée ne
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