Nord et sud
donc ainsi qu’elle se rappellerait
ces dix-huit mois à Milton, qui pour lui avaient un prix ineffable, malgré l’amertume
qu’ils avaient engendrée, plus précieuse encore que toutes les douceurs de l’existence.
Ni la perte d’un père, ni celle d’une mère – malgré toute l’affection que Mr Thornton
portait à la sienne –, n’aurait compromis le souvenir de ces semaines, ces jours,
ces heures où trois kilomètres de marche, dont le moindre pas était un plaisir car
il la rapprochait d’elle, lui permettaient de jouir de sa douce présence ;
dont le moindre pas était précieux, car chaque moment qui l’emportait loin d’elle
lui remettait en mémoire quelque grâce nouvelle dans ses manières, ou quelque agréable
piquant dans son caractère. Oui ! Quoi qu’il ait pu lui arriver en dehors de
sa relation à elle, jamais il n’eût songé à qualifier cette époque, où il pouvait
la voir chaque jour, où elle était pour ainsi dire à sa portée, de période de souffrance.
Pour lui, cela avait été une période de luxe royal, malgré toutes ses contrariétés
cuisantes et les outrages qu’il avait subis, en comparaison du dénuement qui le
cernait de toutes part et qui rognait les ailes à l’avenir, le réduisant à de basses
réalités, à une vie dépourvue d’espoir comme de crainte.
Mrs Thornton et Fanny se trouvaient au salon ; cette
dernière était en proie à une excitation fébrile et frivole tandis que la femme
de chambre lui montrait l’une après l’autre des étoffes soyeuses pour essayer l’effet
que feraient les tenues de mariage à la lumière des bougies. Sa mère tentait de
se mettre au diapason, mais en vain. Ni la mode ni les robes ne figuraient parmi
ses préoccupations, et elle regrettait que Fanny ait repoussé l’idée de son frère,
qui lui avait proposé de se faire faire ses robes par l’un des meilleurs couturiers
de Londres, ce qui eût évité ces discussions interminables et fastidieuses, et ces
hésitations permanentes qui venaient de ce que Fanny avait voulu tout choisir et
tout superviser elle-même. Mr Thornton était trop heureux de témoigner à un
homme raisonnable, qui s’était laissé séduire par les mines et les grâces médiocres
de Fanny, son approbation et sa reconnaissance en donnant à sa sœur largement de
quoi s’offrir les parures et fanfreluches qui, pour elle, rivalisaient en importance
avec son prétendant, si tant est qu’elles ne l’emportaient pas sur lui. À l’arrivée
de son frère et de Mr Bell, Fanny se mit à rougir, à minauder et à manifester
beaucoup d’agitation d’avoir été surprise ainsi occupée, et ses mimiques n’eussent
pas manqué d’attirer l’attention de tout autre que Mr Bell. S’il la remarqua,
au milieu de ses soies et de ses satins, ce ne fut que pour les comparer, elle et
ses frivolités, à la jeune fille pâle et accablée de chagrin qu’il avait laissée
derrière lui, assise immobile, la tête penchée, les mains croisées, dans une pièce
où régnait un silence tel qu’on eût presque pu se figurer que le moindre bruissement
était provoqué par l’esprit des parents défunts qui s’attardaient encore autour
de leur fille bien-aimée. En effet, lorsque Mr Bell était monté au salon,
Mrs Shaw dormait, étendue sur le divan, et aucun bruit ne troublait le silence.
Mrs Thornton accueillit Mr Bell de manière formelle
mais hospitalière. Jamais elle n’était aussi gracieuse que lorsqu’elle recevait
les amis de son fils dans la demeure de celui-ci ; plus ils arrivaient à l’improviste,
plus ses talents d’excellente maîtresse de maison lui faisaient honneur.
— Comment se porte Miss Hale ? demanda-t-elle.
— Elle est aussi anéantie par ce dernier coup du sort que
l’on pouvait s’y attendre.
— C’est une chance pour elle d’avoir un ami tel que vous.
— J’aimerais bien être son seul ami, madame. Je crains que
mes paroles ne paraissent bien brutales, mais me voilà délogé de mon poste de consolateur
et de conseiller par une dame élégante qui est sa tante ; et puis il y a aussi
des cousins et je ne sais trop qui encore, qui la réclament à Londres comme si elle
était leur chien de manchon. Et elle est trop faible et trop malheureuse pour avoir
la moindre volonté propre.
— Elle doit certes être faible, dit Mrs Thornton d’un
ton lourd de sous-entendus que son fils comprit fort bien. Mais où étaient-ils,
ces parents, tout le
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