Nord et sud
des paroles de Mr Bell, et bien qu’il
sût que ce qu’il venait de dire lierait désormais étroitement le souvenir du vieux
professeur d’Oxford à ce qui lui était le plus précieux, il se refusait à laisser
paraître ce qu’il éprouvait pour Margaret. Il n’avait rien d’un perroquet en matière
de compliment, et n’était pas homme à rivaliser avec celui qui louait ce que lui-même
vénérait et aimait passionnément. Aussi aborda-t-il la question plus austère des
affaires qui les concernaient, Mr Bell et lui, en tant que propriétaire et
locataire.
— À quoi est destiné le tas de briques et de ciment que
nous avons vu en traversant la cour ? Y a-t-il besoin de réparations ?
— Non, aucune, je vous remercie.
— Avez-vous entrepris une construction de votre propre chef ?
Si c’est le cas, je vous suis très obligé.
— Je fais construire une salle à manger pour les hommes...
enfin, les ouvriers.
— Je vous aurais trouvé difficile à contenter si cette pièce
ne vous donnait pas satisfaction, à vous qui êtes célibataire.
— J’ai lié connaissance avec un drôle de gaillard, et j’ai
mis à l’école un ou deux enfants dont il s’occupe. Un jour où je passais près de
chez lui, je suis entré pour régler la question d’une modeste somme à payer, et
j’ai vu un dîner si misérable, quelques morceaux en train de frire dans une poêle,
de la viande carbonisée dans de la graisse, que cela m’a donné à réfléchir. Mais
c’est seulement lorsque la nourriture a tant augmenté cet hiver que j’ai pensé qu’en
achetant en gros, et en préparant des aliments en grande quantité, on pourrait économiser
beaucoup d’argent et y gagner en confort. J’en ai donc touché deux mots à mon ami,
ou à mon ennemi, enfin à l’homme dont je viens de vous parler, qui a critiqué mon
projet dans ses moindres détails. Aussi l’ai-je abandonné. D’abord parce qu’il était
irréalisable, ensuite parce que si je l’imposais, je risquais de porter atteinte
à l’indépendance de mes hommes. Et puis un jour, ce dénommé Higgins est venu me
voir et m’a aimablement fait savoir qu’il approuvait un projet si semblable au mien
que j’aurais pratiquement pu en revendiquer la paternité, et que, de surcroît, plusieurs
de ses collègues de travail, auxquels il en avait parlé, l’approuvaient également.
J’ai été un peu agacé par ses façons de procéder, je l’avoue, et j’ai songé à tout
laisser aller à la grâce de Dieu. Mais je me suis dit qu’il était puéril d’abandonner
un projet que j’avais trouvé sensé et solide pour la simple raison que l’on ne me
reconnaîtrait pas l’honneur de l’avoir conçu. Aussi ai-je accepté sans rien dire
le rôle qui m’était dévolu, à savoir celui d’économe d’un club, en quelque sorte.
J’achète les provisions en gros et je fournis une intendante ou cuisinière compétente.
— J’espère que dans vos nouvelles fonctions, vous donnez
satisfaction. Êtes-vous bon juge en matière de pommes de terre ou d’oignons ?
Mais je suppose que Mrs Thornton vous aide à faire vos achats.
— Pas du tout, répliqua Mr Thornton. Elle réprouve
absolument ce projet, et nous ne le mentionnons jamais dans nos conversations. Mais
je ne me débrouille pas si mal : je commande une grande quantité de marchandises
à Liverpool et je m’approvisionne en viande chez notre boucher de famille. Je vous
assure que les repas chauds que fait la cuisinière ne sont pas mauvais du tout.
— Goûtez-vous chaque plat avant qu’il soit servi, en vertu
de vos fonctions ? J’espère que vous avez une baguette blanche.
— Au début, j’ai été très scrupuleux, et me suis borné à
mon rôle d’acheteur. Même en cela, j’ai suivi les consignes des ouvriers, qui m’étaient
transmises par l’intendante plutôt que de m’en remettre à mon propre jugement. Une
fois, le bœuf était trop gros, une autre fois, le mouton pas assez gras. Je crois
qu’ils se sont rendu compte du soin que je mettais à les laisser libres et à ne
pas leur imposer mes idées. Puis un jour, deux ou trois d’entre eux, au nombre desquels
se trouvait mon ami Higgins, m’ont demandé si je ne voulais pas entrer manger un
morceau. C’était un jour où j’avais beaucoup de travail, mais j’ai vu qu’après avoir
fait ce premier pas, ils seraient mortifiés si je refusais. J’ai donc accepté et
jamais je n’ai mieux mangé de ma
Weitere Kostenlose Bücher