Nord et sud
si elle était encore la petite étrangère effarouchée qui,
lors de sa première nuit dans la chambre d’enfants de Harley Street, ne s’était
endormie qu’exténuée par les larmes. Mais dans ces heures de méditations sérieuses,
elle avait compris qu’elle devrait un jour répondre de sa vie et de l’usage qu’elle
en avait fait, et elle s’efforça de résoudre ce problème si épineux pour les femmes,
à savoir comment doser l’obéissance à l’autorité et la liberté d’action.
Mrs Shaw était une femme très facile à vivre ; Edith avait hérité de cette
qualité domestique charmante ; Margaret avait sans doute le moins bon caractère
des trois, car son intelligence prompte et son imagination très vive la poussaient
à réagir trop vite ; de plus, l’isolement affectif où elle s’était trouvée
de bonne heure l’avait rendue orgueilleuse ; elle avait cependant le cœur incroyablement
tendre d’une enfant, ce qui la rendait depuis toujours irrésistible, même dans ses
rares moments d’obstination ; maintenant qu’elle était assagie par ce que le
monde appelait sa bonne fortune, elle sut charmer sa tante qui, malgré sa réticence,
ne put qu’accéder à ses désirs. Ainsi Margaret se vit-elle reconnaître le droit
de vivre selon l’idée qu’elle se faisait de son devoir.
— Je t’en prie, ne deviens pas une femme de tête, supplia
Edith. Maman veut que tu aies un valet de pied à toi, et grand bien te fasse, car
ce sont de vrais fâcheux. Pour me faire plaisir, Margaret chérie, ne t’avise pas
de devenir une femme de tête ; c’est tout ce que je te demande. Valet de pied
ou non, évite de devenir une femme de tête.
— Ne crains rien, Edith. Je te promets de m’évanouir dans
tes bras pendant le repas des domestiques à la première occasion ; et alors,
quand Sholto se mettra à jouer avec le feu pendant que le bébé pleurera, tu commenceras
à souhaiter avoir près de toi une femme de tête, prête à faire face à toutes les
urgences.
— Et tu ne vas pas devenir si vertueuse que tu cesseras
de rire ou de plaisanter ?
— Non. Je serai plus gaie que jamais, maintenant que je
peux agir à ma guise.
— Et tu ne vas pas devenir une originale en matière de robes ?
Tu me laisseras les acheter pour toi ?
— Ah ! mais j’ai bien l’intention de les acheter moi-même.
Tu m’accompagneras si tu veux, mais je m’habillerai à mon goût.
— Oh, j’avais peur que tu ne décides de t’habiller en marron
ou couleur de terre, pour que l’on ne voie pas la saleté que tu ramasseras dans
tous les endroits où tu te rendras. Je suis contente que tu conserves du goût pour
une ou deux futilités, juste pour montrer que tu es une fille d’Eve.
— Je serai toujours la même, Edith, si ma tante et toi voulez
bien vous en persuader. Mais comme je n’ai ni mari ni enfant pour m’imposer des
devoirs naturels, il faut que je m’en crée, outre celui de commander mes robes.
Au terme du conseil de famille, composé d’Edith, de sa mère et
de son mari, il fut conclu que tous ces plans de Margaret ne feraient peut-être
que la rapprocher plus sûrement de Henry Lennox. Ils éloignèrent d’elle ceux de
leurs amis qui pouvaient avoir des frères ou des fils susceptibles de lui plaire ;
et tous s’accordèrent à trouver qu’elle ne semblait guère prendre de plaisir à la
compagnie de quiconque, excepté Henry, en dehors de leur famille. Les autres admirateurs
qu’avaient attirés sa beauté ou le bruit de sa fortune furent écartés par son dédain
souriant et inconscient, et allèrent graviter vers d’autres beautés moins méprisantes
ou d’autres héritières plus dotées. Henry et Margaret devinrent peu à peu plus intimes ;
mais ni lui ni elle n’étaient disposés à souffrir la moindre remarque sur leur comportement.
CHAPITRE
XXV
Changements à Milton
« On
y va, on monte, on monte, on monte ;
Et on
y va, on descend, on descend, on descend. »
Chanson
enfantine.
Pendant ce temps, à Milton, les cheminées fumaient, les machines
tournaient sans répit ; ce n’étaient que mugissements incessants, battements
puissants, rotations vertigineuses. Le bois, le fer et la vapeur accomplissaient
leur travail monotone, sans discernement ni détermination, mais leur infatigable
endurance avait pour égale celle des foules actives qui, douées de discernement
et de
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