Nord et sud
vraiment leur en vouloir d’entrer
à l’estaminet boire un verre qui leur donne un petit coup de fouet, et regarder
des choses qu’ils voient pas autre part, des images, un miroir, est-ce que je sais,
moi ? Mon père a jamais été un ivrogne, même si ça lui arrive des fois de boire
un coup de trop. Seulement, vous comprenez – et sa voix prit un ton désolé et plaintif
– en temps de grève, y a de quoi se décourager, parce que les gens, ils y vont tous
le cœur plein d’espoir, et puis ils déchantent. Il va être furieux comme les autres,
et puis il s’en fatiguera, de sa rage, et peut-être que, dans sa colère, lui aussi
il aura fait des choses qu’il sera bien content d’oublier. Ah, ma gentille demoiselle,
avec votre gentille figure, vous ne savez pas encore ce que c’est, une grève.
— Allons, Bessy, intervint Margaret, je ne dirai pas que
vous exagérez, parce que je n’en sais pas assez sur le sujet, mais comme vous n’êtes
pas bien, peut-être que vous ne voyez que le mauvais côté et qu’il y en a un autre,
plus souriant, à prendre en compte.
— Pour vous, c’est facile de dire ça, parce que vous avez
habité toute votre vie dans des endroits agréables, avec de la verdure, et vous
savez pas ce que c’est, le besoin, le souci, la méchanceté.
— Attention à votre façon de juger, Bessy, protesta Margaret,
dont les joues s’empourprèrent. Je rentre chez moi retrouver ma mère, qui est si
malade – si malade, Bessy, qu’il n’y a d’autre issue pour elle que la mort, tant
elle est emprisonnée dans ses grandes souffrances ; or je dois prendre l’air
enjoué pour parler à mon père, qui n’a aucune idée de la gravité de son état, et
qui doit ne l’apprendre que peu à peu. Le seul être – le seul qui pourrait me donner
de la sympathie et de l’aide – est accusé à tort et risquerait la mort s’il venait
voir sa mère mourante. Je vous dis tout ceci à vous et à vous seule, Bessy. Vous
ne devez en parler à personne. Personne d’autre à Milton ne le sait, et presque
personne d’autre dans toute l’Angleterre. Ainsi donc, je n’ai pas de souci ?
Je ne connais pas l’inquiétude, bien que je sois bien habillée et que je mange à
ma faim ? Oh, Bessy, Dieu est juste et nous recevons en partage des lots équitables,
même s’il est le seul à connaître l’amertume qui ronge notre âme.
— Je vous demande pardon, répondit Bessy avec humilité.
Des fois, quand je pense à ma vie et au peu de plaisir que j’y ai trouvé, je me
dis que je suis peut-être bien une des créatures condamnées à mort à cause de la
chute d’une étoile : « L’astre se nomme Absinthe : le tiers des eaux
se changea en absinthe et bien des gens moururent de ces eaux devenues amères [41] . »
Le chagrin et la douleur sont plus faciles à supporter quand on pense qu’ils ont
été annoncés longtemps avant qu’on soit né. Alors, des fois on dirait que ma peine
est nécessaire pour que tout s’accomplisse ; d’autres fois, on dirait qu’elle
sert à rien.
— Allons, Bessy, réfléchissez, dit Margaret. Dieu n’afflige
pas ses créatures délibérément. Ne vous attardez pas autant sur les prophéties ;
vous devriez plutôt lire les passages moins obscurs de la Bible.
— Ce serait sans doute plus sage, c’est vrai, mais des promesses
pareilles, où je les entendrai, moi ? Où j’entendrai parler de choses si différentes
de notre triste monde, et de cette ville entre autres, ailleurs que dans l’Apocalypse ?
J’ai bien souvent répété les versets du septième chapitre, juste parce que je trouvais
la musique agréable. Elle est aussi belle que celle d’un orgue, et elle vous sort
tout autant de la vie de tous les jours. Non, je peux pas renoncer à l’Apocalypse.
De toute la Bible, c’est le livre qui me fait le plus de bien.
— Laissez-moi venir vous lire certains de mes chapitres
préférés.
— Oh oui, répondit Bessy avec empressement. Venez. Peut-être
que mon père vous entendra. Je lui casse la tête avec mes histoires. Il dit que
tout ça a rien à voir avec les affaires de tous les jours, que ces affaires-là,
c’est à lui de s’en occuper.
— Et votre sœur, où est-elle ?
— Elle est partie travailler à l’atelier où on coupe la
futaine. J’avais pas envie de la laisser y aller ; mais faut bien qu’on vive ;
et c’est pas avec ce que le syndicat nous donne qu’on y arrivera.
— Je dois rentrer
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