Nord et sud
l’une des fenêtres. Il se retourna en disant :
— Ne trouvez-vous pas parfois déplaisant d’être si près
de l’usine ?
Elle se redressa.
— Jamais. Je ne suis pas devenue délicate au point de vouloir
oublier la source de la richesse et du pouvoir de mon fils. Au reste, il n’y a pas
d’usine comparable à Milton. Chaque salle a deux cent vingt mètres carrés.
— Ce que je voulais dire, c’était que le bruit, la fumée
et le va-et-vient constant des ouvriers pouvaient être gênants.
— Je suis d’accord avec vous, Mr Hale, dit Fanny. On
sent en permanence une odeur de vapeur et d’huile de machines, et le bruit est parfaitement
assourdissant.
— J’ai entendu des bruits beaucoup plus assourdissants baptisés
musique. La salle des machines est du côté de l’usine qui donne sur la rue ;
nous les entendons à peine, sauf en été quand toutes les fenêtres sont ouvertes.
Quant au murmure continuel des ouvriers, il ne me dérange pas plus que le bourdonnement
d’une ruche. Si je le remarque, je l’associe avec mon fils ; je me dis que
tout cela lui appartient et que c’est lui qui dirige tout cela. Pour l’instant,
vous n’entendrez aucun bruit en provenance de l’usine : les ouvriers ont eu
l’ingratitude de se mettre en grève, ce dont vous avez peut-être entendu parler.
Mais ce qui occupe mon fils, comme je l’évoquais à votre arrivée, ce sont les mesures
qu’il s’apprête à prendre pour remettre les ouvriers à leur place.
Son expression, toujours sévère, se durcit et exprima une profonde
colère lorsqu’elle prononça ces mots. Elle ne se radoucit pas lorsque Mr Thornton
entra dans la pièce, car elle perçut aussitôt tout le poids de l’inquiétude et du
souci dont il ne pouvait se défaire, malgré l’accueil cordial qu’il réserva à ses
invités. Il serra la main de Margaret, et s’avisa que c’était la première fois que
leurs mains se touchaient, alors qu’elle en fut parfaitement inconsciente. Il s’enquit
de la santé de Mrs Hale et, en entendant la réponse optimiste et pleine d’espoir
de Mr Hale, il jeta un coup d’œil vers Margaret pour voir si elle paraissait
d’accord avec son père, mais ne perçut pas l’ombre d’une objection sur son visage.
Et tandis qu’il l’observait ainsi, il fut à nouveau frappé par sa grande beauté.
Jamais encore il ne l’avait vue ainsi vêtue, et il trouva que ces élégants atours
convenaient si bien à son noble maintien et à sa sérénité hautaine qu’elle eût toujours
dû être habillée ainsi. Elle parlait à Fanny, mais il ne pouvait entendre le sujet
de leur conversation. Il remarqua la nervosité avec laquelle Fanny rectifiait sans
cesse tel ou tel pli de sa robe, ses yeux vagabonds qui se posaient tantôt ici,
tantôt là, sans rien observer de précis ; et il ne put s’empêcher de faire
une comparaison peu favorable pour sa sœur en regardant les grands yeux tendres
de Margaret qui contemplaient un objet posément, et dont la clarté lumineuse semblait
dégager une douce influence apaisante ; la courbe des lèvres rouges, entr’ouvertes
pendant qu’elle écoutait avec un intérêt attentif ce que disait sa compagne ;
la tête un peu penchée en avant, décrivant une courbe gracieuse du sommet, où la
lumière s’accrochait à la chevelure aile de corbeau, jusqu’à l’extrémité lisse et
ivoirine de l’épaule ; les bras ronds et blancs et les mains fines appuyés
légèrement l’une sur l’autre, parfaitement immobiles dans leur pose gracieuse.
Mr Thornton soupira en remarquant tout ceci d’un seul de ces regards rapides
et scrutateurs dont il avait le secret. Puis il tourna le dos aux jeunes filles
et se lança non sans effort, mais de tout son cœur, dans une conversation avec
Mr Hale.
D’autres invités arrivèrent, puis d’autres encore. Fanny quitta
Margaret pour aller aider sa mère à recevoir ses hôtes. Mr Thornton songea
que dans cette affluence, personne ne parlait à Margaret, négligence manifeste qui
le mit fort mal à l’aise. Mais il s’abstint de s’approcher d’elle. Il avait seulement
une conscience plus aiguë de ce qu’elle faisait ou ne faisait pas que des mouvements
de quiconque dans la pièce. Margaret était pour sa part si peu gênée et si amusée
par le spectacle qu’offraient les autres qu’elle ne se posa à aucun moment la question
de savoir si elle passait inaperçue ou non. Quelqu’un, dont elle ne saisit pas
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