Nos ancêtres les Gaulois et autres fadaises
méritent à jamais notre respect, et ceux qui furent leurs bourreaux notre opprobre.
Une fois cela posé, ne peut-on aller un peu plus loin ? La Seconde Guerre mondiale mérite de prendre de la place dans notre mémoire. Mérite-t-elle de prendre toute la place ? Rien ne semble arrêter le déluge mémoriel. Tous les ans, encore plus de romans, d’essais, de films, de débats qui traitent, retraitent, surtraitent d’une période avec une obsession qui, avouons-le, finirait presque par faire peur.
Acceptons d’oublier au passage certains aspects de cette névrose qui peuvent exaspérer. Nous pensons à la pose de tant d’éditorialistes ou de responsables politiques qui brandissent à tout bout de champ le « devoir de mémoire », en se parant spontanément du noble esprit de la Résistance et n’hésitent jamais, par la vigueur de leurs propos, à faire preuve d’un héroïsme d’autant plus magnifique qu’il survient plus d’un demi-siècle après la fin de tout danger. Le devoir de mémoire est nécessaire, il devrait toujours être accompagné, quand on parle de cette période, du devoir de pudeur. Qui, s’il ne les a vécues lui-même, peut se prévaloir des luttes d’avant-hier ? Rien n’y prédisposait. Le propre de la Résistance est qu’elle fut le fait d’individus issus de tous les courants philosophiques, politiques, religieux du pays. Il y en eut de gauche, de droite, de riches, de pauvres, des héros faisant preuve d’un courage d’autant plus noble qu’il était rare. De leur côté, la majorité des responsables des courants philosophiques, politiques et religieux qui étaient les leurs avaient choisi le mauvais côté, ou au moins l’attentisme prudent.
Insistons enfin sur le vrai risque qu’il y a à croire que l’histoire s’est arrêtée en 1945 : en venir à être incapable de comprendre les dangers du présent ou de l’avenir. Se tromper de guerre est une figure classique dans l’histoire. En 1789, la plupart des aristocrates ne comprennent rien à la Révolution qui se joue car ils ne voient à l’œuvre qu’une de ces jacqueries qui sera si facile à mater. Dans les premières batailles de 1914, les soldats se firent tirer comme des lapins parce qu’on les avait habillés avec les beaux pantalons rouge garance qui avaient fait si bel effet dans les manœuvres d’après la guerre de 1870. Et 1940, comme on l’a beaucoup dit, a été perdu parce que les généraux français, avec leur stratégie défensive idiote, rejouaient 1914-1918. On oublie souvent la façon dont cette même myopie nous a rendus si lents à comprendre la Seconde Guerre mondiale elle-même. Pour nous, aujourd’hui, à cause de la spécificité de la barbarie mise en œuvre, elle représente un conflit unique. La génération qui l’a faite ne voulait y voir, le plus souvent, que la répétition de la guerre d’avant, c’est-à-dire l’éternelle guerre contre l’Allemagne : le général de Gaulle lui-même parlait de « guerre de trente ans », pour indiquer un continuum entre le premier conflit et le second. A-t-il lieu d’être ? Guillaume II n’est pas Hitler et c’est refuser de comprendre Hitler que de le croire. On le pensait pourtant. Toute la philosophie de l’époque était celle-là. C’est à cause d’elle que les grands procès de l’après-guerre, celui de Pétain, celui de Laval, passèrent à côté d’une problématique qui nous préoccupe si justement : la complicité dans le génocide des Juifs. Pour les juges de la Libération, la seule question qui compte est la vieille question de toutes les guerres : les accusés ont-ils oui ou non trahi la France au profit de l’ennemi ? Pour nous, elle est moins importante que de savoir s’ils ont ou non commis, ou aidé à commettre, des crimes contre l’humanité. Qu’ils l’aient fait au service d’un autre pays ou au service d’eux-mêmes ne modifie pas notre jugement sur l’acte : la persécution raciale est un mal en soi. Formuler les choses ainsi représente clairement un progrès. On le doit à notre capacité à penser cet événement dans sa singularité.
Pourquoi ne pas chercher à appliquer cette leçon au monde actuel ? Se souvenir est très bien. Regarder le présent avec les lunettes d’hier, vivre aveuglé par le souvenir ne peuvent conduire qu’à des méprises dangereuses. Hitler, à un moment de l’histoire des hommes, a été l’incarnation du mal et de la barbarie. Ni le
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