Par le sang versé
tandis que Clary et Ickewitz, trempés de sueur, se débarrassent de leurs armes et se laissent tomber par terre au côté de leur chef.
« On peut pas dire que vous soyez causant aujourd’hui, mon capitaine, déclare Clary.
– Quand j’aurai besoin d’un jeune homme de compagnie, je te ferai signe. Pour l’instant contente-toi de veiller sur ma sécurité et de fermer ta grande gueule. »
Devant l’attitude désolée du Corse, Mattei reprend, plus conciliant :
« Allez chercher les jerricans d’alcool, on va boire un coup. »
Le visage des deux hommes s’illumine. Comme par enchantement, Fernandez surgit de derrière le camion, et les trois légionnaires se précipitent vers un G. M. C. éloigné. Quelques secondes après, ils apparaissent porteurs de cinq jerricans qu’ils disposent bien alignés devant le capitaine. Fernandez déclare, solennel, fixant l’officier dans les yeux :
« La parole des légionnaires, c’est sacré, mon capitaine ! C’est vous qui répartirez l’alcool quand vous le jugerez bon. »
Mattei, amusé, dévisage l’un après l’autre les trois compères. Il ne répond pas, il se contente de sourire.
« Alors, mon capitaine, on le boit, ce coup ? déclare Clary, jovial.
– J’attends, dit calmement Mattei.
– Vous attendez quoi, mon capitaine ? interroge Fernandez, feignant l’étonnement.
– Tu le sais parfaitement. J’attends le sixième bidon. »
Avec un parfait ensemble, les hommes protestent avec virulence.
« Mon capitaine, tonne Fernandez, sur la tombe de ma mère qui repose au cimetière de Calatayud, je vous jure qu’il n’y a jamais eu que cinq jerricans. »
À son tour, Ickewitz se dresse, majestueux.
« Mon capitaine, je n’ai pas connu ma mère, mais je peux vous donner ma parole de soldat…
– Arrêtez, arrêtez ! interrompt Mattei. Je sais : Clary va me jurer sur le tombeau de l’Empereur. Épargnez-moi ça. Mais puisque nous en sommes aux serments, moi je vais vous en faire un : si dans trente secondes le sixième bidon n’est pas là, je répands par terre le contenu des cinq autres, et j’y fous le feu !
– Va chercher le bidon, Ickewitz », jette Fernandez, désespéré.
Lorsque Ickewitz réapparaît, porteur du sixième jerrican, de sa main libre il tient un litre vide et un tuyau de caoutchouc. Il explique, souriant :
« On va siphonner et remplir la bouteille ; comme ça on risquera pas d’en foutre en l’air. »
Cette fois, Mattei éclate de rire :
« Tu t’imagines vraiment que tu vas siffler un litre de gnôle sous mes yeux, en faisant semblant d’aspirer ! Tu me prends pour un sérieux con !
– Je risquais rien d’essayer, mon capitaine. »
Les hommes tendent leurs quarts que le capitaine remplit généreusement avant de refermer le pesant récipient. Mattei avale l’alcool d’un trait et rejoint les sous-officiers qui surveillent la bonne marche de l’installation. Lui-même apprécie la disposition des tentes, des postes de guet, la vitesse avec laquelle les hommes ont travaillé tout en conciliant au maximum le confort et la sécurité.
« Klauss, prévenez Osling, Lantz et Favrier ! Après le casse-croûte on fait le point ensemble. Je vous exposerai mes projets.
– Vous pensez vraiment qu’on va rester ici, mon capitaine ? C’est indéfendable.
– Je suis sûr que nous allons rester ici. Des mois. Peut-être des années. Il faudra bien que ça devienne défendable. »
La nuit commence à tomber lorsque les quatre sous-officiers rejoignent leur chef. Le crépuscule permet encore une excellente visibilité et le panorama se distingue parfaitement. Mattei brandit son inséparable canne, la dirigeant vers le plus haut sommet.
« Vous voyez ce piton ? déclare-t-il. Il n’est porté sur aucune carte, le chef du village ne lui connaît aucun nom, nous le baptiserons du nom du premier légionnaire qui tombera à Ban-Cao. Jusque-là nous l’appellerons « le but ». Car c’est à son sommet que je veux mon poste, un poste en dur, en pierres, en ciment, en béton. Une citadelle miniature avec un parc pour les véhicules, une soute pour les munitions, des logements spacieux pour les hommes, une infirmerie modèle pour Osling, et un foyer agréable pour nous. »
Les quatre sergents se dévisagent, ahuris. Ou le capitaine est devenu fou, ou il se moque d’eux. L’endroit qu’il a désigné pour la construction de son poste chimérique doit
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