Par le sang versé
qu’ils économisent).
Vraisemblablement, comme dans tous les moments de détente, ils devaient parler de femmes, de putes, de virées, de cuites. Mais à dix-neuf heures trente leur conversation est interrompue. C’est d’abord le sifflement caractéristique qui précède l’explosion. En techniciens chevronnés, les trois hommes se jettent par terre, protégeant leur nuque de leurs mains. Puis c’est le choc de l’obus qui transperce le toit. Enfin l’éclatement brutal de la charge explosive qui projette sur les légionnaires un amoncellement de débris.
Guillemaud, Polain et Delamare ne sont pas atteints ; l’obus a traversé le plancher du magasin d’armés et c’est dans l’ancienne soute à munitions qu’il a explosé. Le tir ennemi s’acharne maintenant sur ce point précis : sans l’initiative secrète du lieutenant Charlotton, les munitions auraient sauté, et le poste se trouverait maintenant sans défense, à la merci de ses agresseurs.
Les trois légionnaires se précipitent dehors. En une minute, le fracas est devenu étourdissant. L’ennemi semble tirer de partout et ce ne sont que des coups d’armes lourdes. Pour parcourir les quinze mètres qui les séparent le magasin du réfectoire, les légionnaires se jettent à plusieurs reprises à plat ventre dans la boue. Lorsqu’enfin ils y parviennent, Polain gueule :
« Je fais le tour des blockhaus ! Je préviens tout le monde que les munitions sont au réfectoire. »
Guillemaud, accroupi, observe les éclairs qui déchirent le ciel.
« Nom de Dieu ! constate-t-il. Les fumiers, ils ont des 75 ! Qu’est-ce qu’on va déguster ! »
Le capitaine Cardinal s’est précipité vers le central radio. Juste avant d’y parvenir, un obus éclate à quelques mètres de lui. Les trois hommes qui l’accompagnaient sont tués sur le coup. Le capitaine tombe, grièvement atteint à la jambe et aux hanches par les éclats. Il se traîne pourtant jusqu’à la chambre-radio. Les légionnaires Shern et Jungerman essaient, dans le calme, d’entrer en contact avec Bac-Kan. Le capitaine s’affale par terre dans un angle. Il perd son sang mais il ne semble guère s’en soucier. Il interpelle Jungerman :
« Allez prévenir les lieutenants Charlotton et Bévalot. Dites-leur que je suis blessé, qu’ils viennent ici chercher les ordres. »
Charlotton arrive presque aussitôt. Bévalot le suit à une minute. Le premier lieutenant s’est précipité sur son chef pour examiner sa blessure :
« Il faut vous transporter à l’infirmerie, mon capitaine, vous faire un plasma.
– Ta gueule, je reste ici ! Y’a pas de temps à perdre, je crois que c’est le vrai coup dur. » Shern enlève son casque d’écoute. « Bac-Kan ne peut rien pour nous. Cao-Bang non plus. Tous les postes sont attaqués, c’est l’offensive générale, les viets sont partout. »
Au réfectoire transformé en magasin d’approvisionnement, Polain réapparaît.
« J’ai prévenu tout le monde, annonce-t-il. Vous pouvez préparer les citrons, ils vont venir les chercher.
– Comment ça se passe ? questionne Guillemaud.
– Pour le mieux. Tout va merveilleusement bien. Si tu veux mon avis, les viets ne sont pas plus de 4 ou 5 000. Trois ou quatre bataillons dont un ou deux d’artillerie lourde. Le capitaine est mourant, et il pleut ! À part ça, le moral est bon. »
Ce n’est, certes, pas Guillemaud qui va s’étonner de la boutade cynique du caporal-chef Polain. Depuis dix ans ils se connaissent et l’Indochine n’est pas la première campagne dans laquelle ils sont engagés ensemble.
Polain est Belge. C’est un colosse wallon qui a dépassé la quarantaine ; on ne compte plus le nombre de fois où il fut promu, puis cassé et promu de nouveau ; on ne compte pas davantage ses citations et ses faits héroïques. Mais tout le monde se souvient, ou a entendu parler, du plus célèbre de ses records : en Norvège, pendant là dernière guerre, il ingurgita.
à la suite d’un pari, dix litres de bière forte en moins de quatre heures.
Quelles que soient les circonstances, Polain fait preuve d’une égale bonne humeur. Il a une voix qui porte à cent mètres, et son rire énorme est légendaire. Une anecdote fameuse est demeurée attachée à son personnage. Dans un rapport officiel, relatant un violent combat en Libye, un chef de bataillon écrivit : « … le rire du caporal-chef Polain couvrant le fracas des
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