Par le sang versé
cela, c’est plus grave. Le capitaine Cardinal et le lieutenant Charlotton en tirent une conclusion : l’attaque du poste est imminente. Par radio ils le signalent à Bac-Kan et à Cao-Bang, mais personne ne s’émeut. Pour un peu, on taxerait les deux officiers de couardise. Comment peuvent-ils imaginer que les viets auraient l’audace de s’attaquer à leur citadelle ? Cardinal réclame des parachutages de munitions supplémentaires et particulièrement de grenades. En réponse, il ne reçoit que des ricanements. Alors, il triche, il prétend que ses réserves d’explosifs sont épuisées. Cette fois, on obtempère, mais on signale l’ouverture d’une enquête. On pense que les légionnaires pèchent à la grenade dans les arroyos voisins.
Dans les derniers jours de juin, le lieutenant Charlotton assiste, songeur, aux incessants va-et-vient dans la cour du poste. Par groupes entiers, les habitants tonkinois du village entrent et sortent sous les prétextes les plus divers. C’est l’usage, ça dure depuis des mois ; du reste, certains des indigènes participent à des petits travaux et ce n’est seulement qu’à partir de huit heures du soir que les légionnaires se retrouvent isolés.
Le magasin d’armes et la soute aux munitions sont disposés à un mètre vingt de l’un des murs d’enceinte. Sous le coup d’une subite imagination, Charlotton s’y rend, et déclare au sergent Guillemaud :
« Tu peux me trouver quatre types sûrs en dehors de toi et moi pour travailler toute la nuit ?
– Mon lieutenant, toute la compagnie est sûre !
– Je veux dire quatre types discrets, des taciturnes, quatre types qui ne soient ni des m’as-tu-vu, ni des grandes gueules.
– Compris, mon lieutenant ! C’est facile, il y a mes deux adjoints, Bishoff et Juhasz, et on peut prendre aussi les caporaux Polain et Huegel. J’en réponds comme de moi-même. Si vous leur demandez de la boucler, on peut les découper en rondelles, ils ne parleront pas.
– Parfait, rendez-vous à huit heures trente, ici, au magasin. Je vous expliquerai ce que j’attends de vous. »
À l’heure dite, les six hommes se retrouvent. Le lieutenant va droit au but :
« Voilà… J’ai décidé de changer, dans le plus grand secret, l’emplacement de la soute aux munitions. On va tout transporter cette nuit dans la cave des réfectoires. À part ça, le magasin reste à sa place. Vous vous arrangerez simplement pour que les hommes sachent où aller se ravitailler en cas de coup dur. Mais, hors cette éventualité, j’exige que tout le monde – je dis bien : tout le monde sans aucune exception – ignore que les munitions ne se trouvent plus au même endroit… »
Les cinq légionnaires acquiescent. Ils ont compris. Ils ne posent pas de questions. En silence, ils se mettent au travail, et toute la nuit ils déménagent les lourdes caisses.
Le 18 juillet, on annonce de Bac-Kan l’arrivée d’une section de renfort. C’est imprévu et follement téméraire : les dix-neuf kilomètres qui séparent Bac-Kan de Phu-Tong-Hoa sont entièrement contrôlés par les viets.
Pourtant, la section arrive sans encombre. C’est un gag. Huit bleus qui débarquent en droite ligne de Bel-Abbès, placés sous le commandement d’un sous-lieutenant de vingt-trois ans, ne possédant pas d’autre expérience militaire que celle qu’il vient d’acquérir à l’École de Coëtquidan, le sous-lieutenant Bévalot. De taille moyenne, le nouvel arrivé possède un physique de jeune premier, il est gai, sympathique, enthousiaste. Immédiatement, il est adopté par Cardinal et Charlotton qui – s’ils déplorent son inexpérience – ne peuvent en aucune façon la lui reprocher.
L’esprit vif de Bévalot lui permet de comprendre rapidement la situation. En un minimum de temps, il assimile un maximum de connaissances.
Le dimanche 25 juillet, de l’aube au crépuscule, le crachin sale n’a pas cessé de tomber. Le sergent Guillemaud, le caporal-chef Polain et le sergent-chef Delamare ont passé la journée à pêcher au bord de l’arroyo ouest. Pas à la grenade. À l’aide de lignes de fortune qu’ils ont eux-mêmes confectionnées. Ils ramènent deux poissons-chats et quelques anguilles. Ils sont trempés jusqu’aux os, ils se changent, vont se restaurer au réfectoire et se retrouvent au magasin d’armes pour fumer une pipe d’âcre tabac local (Ils n’ont plus que quelques rares cigarettes
Weitere Kostenlose Bücher