Par le sang versé
logique également, le lieutenant Palisser qui n’était pas mort sur le coup, a réussi à parcourir deux kilomètres en se traînant dans la boue. Il a été récupéré par une patrouille partie de Vo-
Chang sur indication de Klauss et Clary. Hélas ! il ne survivra que quelques heures et rendra son dernier soupir à l’infirmerie du poste dans la matinée du 23 juillet.
Dans la soirée, la mort du capitaine Mattei est annoncée officiellement, et transmise par radio de poste en poste. Le drapeau de Ban-Cao est mis en berne. Un pavillon noir est hissé sur le nid d’aigle.
Mattei marche seul dans la jungle. Il connaît tous les chemins, les pistes que risque d’emprunter l’ennemi. Un instinct de fauve traqué l’habite, il se terre souvent des heures entières, il ne laisse aucune trace derrière lui, ne cherche ni à manger ni à boire, n’hésite pas à prolonger son chemin par d’harassants détours, il sait que chacun de ses mouvements doit passer inaperçu.
Pendant deux jours et une nuit l’officier de Légion se dirige vers Ban-Cao, le poste qui porte son deuil.
24 juillet 1948, dix-huit heures trente. Le poste de garde sur la route d’accès au nid d’aigle a été renforcé. Quatre légionnaires l’occupent. Il fait encore jour, mais la pluie tombe de nouveau rendant la visibilité opaque et confuse. Les sentinelles n’aperçoivent la silhouette en haillons que lorsqu’elle se dessine, devant le groupe de paillotes, à une centaine de mètres d’eux. La démarche n’est pas celle d’un Chinois. L’ombre s’avance ; plus de doute, c’est l’un des leurs. Les quatre légionnaires demeurent néanmoins sur la défensive, puis, pour l’un des hommes, la silhouette devient soudainement un fantôme :
« Nom de Dieu ! C’est le capitaine…
– Arrête tes conneries, le capitaine est mort avant-hier… »
Pour un second légionnaire, l’évidence éclate.
« Il a raison, c’est le capitaine. »
Les deux autres écarquillent les yeux, se frottent le visage pour en chasser la pluie.
« C’est pas possible… Mais c’est pas possible !… »
Maintenant, Mattei n’est plus qu’à dix mètres. Les quatre légionnaires l’ont reconnu. Alors, sans se concerter, ils sortent de leurs abris, se dressent au garde-à-vous sous la pluie, et présentent les armes au clochard loqueteux qui s’avance vers eux en boitillant. L’un d’eux, un Polonais qui portent une épaisse barbe pour dissimuler la cicatrice qui lui fend la joue, ne peut réfréner son émotion. Il pleure sans honte, laissant glisser ses larmes qui se perdent dans l’épaisseur de ses poils frisés. Mattei ordonne d’une voix usée et caverneuse : « Repos ! mes enfants… Aidez-moi à monter. » Il tend sa carabine à l’un des hommes et passe ses bras autour des épaules des deux autres. Sans ordre, instinctivement, le quatrième part en courant et gravit la pente en hurlant. « Le capitaine est vivant ! Le capitaine est revenu ! » Un homme, puis deux, puis dix, puis l’ensemble de la compagnie paraît à l’entrée du poste, et se porte à la rencontre de son chef dans un concert d’exclamations. Lorsque, à mi-pente, ils rencontrent le trio formé par l’officier et les hommes qui le soutiennent, les légionnaires se figent dans un silence absolu. Ils s’écartent pour le laisser passer, puis se regroupent derrière lui, et, sans un mot, forment une lente procession.
Dans sa chambre, Mattei s’affale et réclame une cigarette et un verre d’alcool. Klauss et Clary n’ont pas encore rejoint Ban-Cao et se trouvent toujours à Vo-Chang.
C’est Fernandez qui s’affaire autour de l’officier, qu’il dévisage comme s’il refusait d’admettre l’évidence.
« Tu me prépareras mon rasoir, du linge et des serviettes propres. Dès que j’aurai fini ma cigarette, je vais me décrasser, ça ne sera pas superflu. »
Pendant un instant, Fernandez, les yeux baissés, se dandine d’un pied sur l’autre. Puis, brusquement, adoptant l’attitude chère à Ickewitz, il se rive dans un garde-à-vous rigoureux et lance d’une voix fracassante :
« Mon capitaine, il faut me casser la gueule et me mettre en prison. »
Mattei est surpris et affligé. L’image d’Ickewitz vient de traverser son esprit. La connerie dont fatalement va s’accuser Fernandez est reléguée à un plan secondaire.
« Qu’est-ce que tu as encore fait, imbécile ? Tu ne peux même pas me
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