Par le sang versé
« ouvrir ».
Vers quinze heures, la section « balai » quitte la route à son tour, et les six légionnaires évaluent, en experts, le travail des hommes de tête. Ils ont dû couper des lianes, de grosses branches, déblayer un enchevêtrement touffu de végétation pour arriver à découvrir les vestiges de la piste qu’ils doivent s’efforcer de reconstituer en furetant comme des chiens de chasse. Kress remarque :
« Si ça continue à cette lenteur, on aura personne à abandonner. » Hélas ! du P. C. arrive un appel. « Nous venons de découvrir un arroyo presque à sec qui longe la piste, on avance dans son cours sans difficulté. Vitesse approximative : quarante mètres-minute ; respectez-la. »
Il est environ dix-sept heures. Personne ne sait si une halte est prévue pour la nuit. La hauteur et la densité des arbres tropicaux sont telles qu’il fait déjà excessivement sombre. Kress envoie en avant Govin et Zavriew.
« Remontez sur cent mètres. Faites activer le mouvement, tâchez de leur expliquer qu’il ne faut qu’ils s’arrêtent sous aucun prétexte. »
Les deux hommes obéissent, mais leur action est inutile. La file a accéléré d’elle-même. Certains des civils qui avaient cherché à conserver quelques affaires personnelles comprennent et abandonnent tout. La piste est rapidement jonchée de petits balluchons.
Puis, avant même que la section de queue n’atteigne le cours d’eau, elle aperçoit le premier vieillard qui renonce. Il est assis adossé contre un arbre, vaincu, résigné, épuisé. Au passage des derniers légionnaires il fait un signe des deux doigts de la main, réclamant une cigarette. Maggioli lui tend son paquet entier. Le vieillard fait le geste de craquer une allumette, Maggioli n’a que son briquet, il le sort et le donne au vieux Tonkinois en haussant les épaules. Puis il reprend sa marche, les dents serrées.
Ce n’était que le premier… Très rapidement, des vieux, des femmes s’effondrent sur la piste et sont dépassés par la section de queue, impuissante, lorsque Zavriew aperçoit une femme enceinte qui peine désespérément, portant sur son dos un bébé de deux ou trois ans et qui se fait remonter par le courant humain ; il demande :
« Si je porte ton gosse, tu pourras marcher ? »
Elle acquiesce d’un signe de tête. Le légionnaire saisit le bambin et l’installe sur ses épaules. Kress intervient :
« Tu connais les ordres.
– Essaie ; de m’en empêcher », lance Zavriew.
Kress ne répond pas ; du reste, deux heures plus tard, les six légionnaires sont chacun chargés d’un enfant.
La nuit est presque tombée quand la section de queue arrive au cours d’eau. Sur la berge, un légionnaire du bataillon est appuyé contre un arbre. Il n’a conservé aucune arme apparente.
« Qu’est-ce qui t’arrive ? interroge Kress.
– Cheville pétée, sergent ! La poisse, un faux mouvement.
– On n’a pas pu te brancarder ? »
Un sourire amer se dessine sur le visage de l’homme.
« Il paraît que la colonne de secours est en train de se faire couper en rondelles, il faut courir.
– Tu n’as besoin de rien ? »
Sans cesser de sourire, le légionnaire répond :
« J’ai tout ce qu’il me faut… »
Il ouvre sa main, découvrant une grenade.
« Tu as de la gnôle ?
– J’en ai pas besoin, je crois en Dieu. Allez, ne vous retardez pas, les gars, et attention où vous mettez les pieds. »
Dans l’arroyo, ils ont de l’eau jusqu’aux chevilles. La sensation est plutôt agréable mais la ronde des moustiques est infernale, et les six légionnaires encombrés de leurs armes et des gosses ne disposent d’aucune liberté de mouvement pour écraser les insectes qui les harcèlent, sur les joues et la nuque.
La désespérante vision de ceux qui abdiquent et qui sont de plus en plus nombreux soulève le cœur des six hommes de la section Kress. Tous les vingt ou trente mètres, sur les berges, les traînards sont affalés par petits groupes de deux ou trois. Ils se sont assemblés pour ne pas mourir seuls. Un vieillard d’apparence placide s’est assis dans l’arroyo. En approchant, les légionnaires s’aperçoivent qu’il s’est ouvert les veines du poignet et qu’il laisse son sang se répandre dans l’eau boueuse dans laquelle il a plongé son bras…
40.
Q UE s’était-il passé de l’autre côté ? Quel drame s’était joué pour que la
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