Par le sang versé
pied. » Les deux autres blessés adoptent la même attitude sous l’œil furieux du sergent. Très satisfait, le petit chef viet s’adresse avec ostentation en français à ses subordonnés.
« Faites des piqûres de morphine et de pénicilline à nos nouveaux amis et opérez-les tout de suite. »
Puis, content de lui, il se retourne plein de morgue vers Célier :
« Ces médicaments nous viennent de chez-vous. Des dons de l’Union des Femmes françaises. Vous voyez que vos compagnons ne seront pas les seuls Français à combattre dans nos rangs. »
Le sergent, de toutes les forces dont il dispose, crache dans la direction du viet, sans atteindre son but. Puis il s’adresse à Speck et, sans réfléchir, il jette :
« Je te buterai, Speck ! Je te retrouverai et je te buterai.
– Je suis désolé de vous enlever vos illusions, sergent, tranche le viet, mais je crains de ne pas avoir le droit de vous laisser en vie. À moins, bien entendu, que ma proposition vous intéresse…
– Je t’emmerde ! répète Célier.
– Dans ce cas vous me voyez désolé, déplore le petit viet en dégainant son pistolet.
– Attendez ! interrompt Speck. Si vous le tuez je ne marche plus, vous pouvez m’achever moi aussi, et pourtant je peux vous rendre des services inestimables. Je suis un ancien sous-officier instructeur de l’armée allemande. Mais maintenant c’est moi qui pose les conditions : la vie du sergent contre ma collaboration. »
Le chef viet fait entendre un petit rire nerveux, mais rengaine son pistolet.
« Vous êtes bien compliqué, je dois réfléchir. On va toujours vous opérer en attendant. »
Deux infirmiers aux gestes habiles et précis commencent à charcuter les pieds des trois légionnaires après les avoir anesthésiés localement. Il leur faut plus d’une demi-heure pour extraire les harpons et confectionner de savants bandages. Le chef s’est tenu pensif un peu à l’écart. Lorsque les opérations sont terminées il rejoint le groupe ; on lit clairement, sur son visage épanoui, malice et satisfaction. Ignorant le sergent il s’adresse à Speck :
« À mon tour de vous faire une proposition. Je veux bien laisser la vie de votre sergent, mais je n’ai pas le droit de relâcher un combattant qui dans quelques semaines reprendrait les armes contre nous. Alors, si vous êtes d’accord, je vais l’estropier afin qu’il ne soit jamais plus un soldat. »
Malgré sa faiblesse croissante Célier est toujours parfaitement conscient et a entendu la suggestion du viet. Speck a tourné vers lui un regard suppliant, puis il marmonne en baissant la tête :
« J’ai pas envie de crever comme un con et avec une balle dans la nuque, sergent ! »
Célier ne répond pas. Il détourne son regard de son compagnon étendu près de lui. Pour le petit chef viet la question est tranchée ; il s’approche du sergent et s’accroupit à son côté, puis il détache une gourde de sa ceinture et la lui tend.
« Buvez tant que vous voulez, c’est de l’alcool très fort. Je vais vous tirer deux balles dans le genou. Vos amis seront bientôt là, on vous coupera la jambe mais vous continuerez à vivre. »
Célier prend la gourde et se force à ingurgiter de larges gorgées d’alcool de riz. Les deux coups de pistolet partent pendant qu’il boit, son genou éclate, la gourde lui échappe et l’alcool se répand sur sa poitrine. Il ne parvient pas à perdre complètement conscience. Dans un nuage brumeux, il voit autour de lui les soldats viets qui s’agitent, transportant ses trois compagnons. Il ferme les yeux et se force à penser qu’il est vivant, qu’il lui reste une jambe intacte, que dès qu’il sera amputé il ne souffrira plus, que jamais plus il ne fera la guerre, puis lentement il s’évanouit.
Quand le sergent Célier revient à lui, il souffre moins ; il se rend compte que son genou éclaté l’empêche de sentir le harpon qui lui traverse toujours la jambe. La nuit tombe, il consulte sa montre, il est dix-neuf heures trente. Le bidon d’alcool est toujours sur sa poitrine, il ne s’est pas entièrement répandu et Célier avale le fond. Il a des cigarettes et des allumettes, il fume. Il est désespérément seul, il essaie de crier, mais ne parvient qu’à émettre un son sourd et plaintif ; pourtant la patrouille de secours ne doit pas être loin. À moins que le capitaine Raphanaud ait décidé de les abandonner.
Non, c’est
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