Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Par le sang versé

Par le sang versé

Titel: Par le sang versé Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Paul Bonnecarrère
Vom Netzwerk:
s’entasser à nouveau dans les wagons pour regagner Phan-Thiet, les hommes se voient octroyer une heure de repos qu’ils mettent à profit pour casser la croûte. Les Rhadès confectionnent leurs brochettes de foie humain. Plusieurs légionnaires acceptent l’offre des partisans de partager leur repas et deviennent anthropophages, sans le savoir. Dès qu’ils ont avalé la dernière bouchée, le lieutenant Noack, jubilant, les met au courant. Deux d’entre eux s’éloignent pour vomir ; les autres, indifférents, se montrent ravis de leur expérience et garantissent qu’ils ne laisseront pas passer une occasion de la renouveler.

19.
     
     
     
    D EUX jours avant la fête traditionnelle de Camerone, le train blindé a quitté la station de Long-Song, vers dix heures du matin, après avoir ravitaillé en eau les deux locomotives. Une nouvelle que leur a transmise Raphanaud pendant la halte a rempli de joie les légionnaires : le train fera une escale de quarante-huit heures à Phan-Thiet à partir du 30, et les hommes pourront ainsi fêter comme il se doit leur grand anniversaire. Depuis le massacre de Phu-Toï, le secteur s’est révélé calme, et les légionnaires s’emploient à mettre à profit leur habileté pour améliorer les conditions de vie à bord.
    Du départ de Long-Song jusqu’au point d’eau de Nha-Mé, le terrain est plat, la visibilité totale à perte de vue des deux côtés de la voie.
    Le lieutenant Noack a installé une couverture sur le toit d’un wagon. Allongé, le dos reposant sur la tourelle du fusil mitrailleur, il lit dans une édition intégrale La psychopathologie de la vie quotidienne de Freud. Par moments, il se saisit de son monocle qui pend sur sa poitrine nue, fixé au bout d’une cordelette et, l’ajustant sur son œil d’un geste étudié, il semble redoubler d’attention dans sa lecture. Qu’il se trouve au sein des plus violents combats au cours desquels il fait alors preuve d’une inconsciente témérité, ou, comme à l’heure présente, dans une période de détente et de sécurité, Noack adopte une attitude identique où éclate un trait essentiel de son caractère : la passion pour le spectacle qu’il offre à ceux qui l’entourent.
    Le géant prussien ne borne pas ce sens du décorum à son propre personnage. Il y fait participer son ordonnance, un colosse sénégalais qui depuis deux ans le suit comme son ombre et qu’il a surnommé « Prince ». Prince, par ses fonctions, possède certains privilèges qui dépassent de beaucoup ceux accordés aux légionnaires de son grade (caporal). En revanche, il est astreint par Noack à une multitude de petites obligations secondaires : il doit porter en permanence des gants blancs immaculés, et être muni, même en opération, du matériel nécessaire à confectionner les cocktails ainsi que des divers alcools indispensables à leur fabrication.
    À midi précis, Prince gravit l’échelle métallique qui donne accès au toit sur lequel le lieutenant est installé. Il sort d’un petit sac, un shaker d’argent, une gamelle et un quart réglementaire. La lenteur du train lui permet de se tenir debout sans effort tandis qu’il secoue le shaker avec des gestes de professionnel. Puis, il s’agenouille pour verser dans le quart le mélange de vermouth et de gin. Noack saisit le récipient délicatement, avale son contenu, d’une seule lampée, avant de déclarer avec dégoût : « Dégueulasse ! C’est tiède. » D’un air contrit le grand Sénégalais se lamente : « Le capitaine, il a encore refusé de me donner de la glace, mon lieutenant. Il dit qu’elle est plus utile pour conserver le plasma que pour rafraîchir vos dry martini.
    –  Révoltant, réplique Noack, Raphanaud n’est qu’un soldat et je suis un seigneur, je t’autorise à le lui répéter.
    –  Ah non ! Mon lieutenant. La dernière fois que je lui ai fait une commission comme ça, j’ai ramassé un coup de pied au cul… »
    Noack se désintéresse brusquement de son ordonnance et se replonge dans sa lecture. Lorsque le convoi s’engage sur le pont de Song-Mao, le lieutenant marque la page de son livre et le ferme soigneusement. Le train va traverser maintenant les gorges de Ninh-Ha ; pendant plus de cinquante kilomètres la voie devient une épine entre les montagnes et les forêts, il ne s’agit pas d’offrir la moindre cible à l’ennemi qui grouille dans la région.
    Noack rejoint au

Weitere Kostenlose Bücher