Paris, 1199
regard
inquisiteur sur tout le monde, comme si elle cherchait quelqu’un.
Ces gens-là n’étaient pas des baladins ordinaires.
Ils se disaient jongleurs mais ils voyageaient avec de beaux chevaux. Or, les
jongleurs se déplaçaient à pied, ou parfois en chariot tiré par une mule ;
jamais sur des palefrois de chevalier. De surcroît, ils avaient deux chevaux de
bât et des armes, beaucoup d’armes, des haches et même une arbalète. Certes,
les marchands aussi portaient épée quand ils voyageaient, mais pas des
troubadours. Sauf s’ils étaient chevaliers errants.
Le plus intrigant était qu’ils ne manquaient pas
d’argent. La fille portait un bliaut turquoise lacé sous les bras avec des
manches amples, fendues aux entournures laissant apparaître une robe de lin
finement tissée. Ils avaient exigé le meilleur vin, et quand les voyageurs de
passage se contentaient d’un potage au lard, aux légumes et au gruau, le
jongleur aux yeux de faucon avait réclamé une soupe dorée pour laquelle il
fallait passer des tranches de pain sur les braises avant de les jeter dans un
coulis de vin blanc, de jaunes d’œuf et d’eau de rose, puis saupoudrer le tout
de sucre et de safran. Le plus jeune avait aussi demandé du lièvre rôti, ou
sinon du chevreau, assaisonné à la sauce verte faite avec du jus de viande, du
verjus et du poivre !
Un tel repas leur coûterait une fortune !
Mais peut-être avaient-ils tellement de talent qu’ils se faisaient payer très
cher quand quelque seigneur les invitait à jongler et à chanter ?
À la fin du souper, comme ils mangeaient des
pâtisseries aux noix, le cabaretier brûlait de tant de curiosité qu’il vint les
voir, prétextant le besoin de savoir si le repas leur avait convenu.
— C’était très bien ! répondit le plus
jeune, qui se nommait Bartolomeo.
— Allez-vous rester à Paris ? J’ai
besoin de vos noms, pour le prévôt, car un clerc viendra encaisser l’aubain.
— Nous sommes les Ubaldi, répliqua la femme
de la troupe.
Avec son visage triste et fatigué, l’hôtelier se
demanda comment elle pouvait faire rire dans ses spectacles. Peut-être
dénudait-elle sa poitrine comme bien des jongleuses ?
— Nous avons été conviés à Paris par le noble
comte de Huntington que nous avons connu il y a quelques mois, dit le chef de
la ménestrandie. Il nous avait fait savoir qu’il serait dans votre auberge en
mai et qu’il nous aiderait pour jouer des soties devant l’évêque, et même
devant le roi. L’avez-vous vu ?
— Je ne connais pas ce comte, nobles
voyageurs, répondit le cabaretier. Mais peut-être n’est-il pas arrivé. Comment
est-il ?
— Grand et brun. Il a parfois un grand arc
avec lui, répliqua la femme.
— Un arc… répéta machinalement l’aubergiste
en secouant la tête de droite à gauche.
Il poussa alors un grand soupir et déclara en
s’essuyant les mains à son tablier :
— Vous n’avez plus de vin, je vais vous en
tirer…
Il s’éloigna.
— Il semble bien que Robert ne soit pas là,
souffla Guilhem à mi-voix pour que ses voisins religieux n’entendent pas.
— Mais où peut-il être ? Pourvu qu’il ne
lui soit rien arrivé ! Et si Mercadier l’avait poursuivi et lui avait fait
un mauvais sort ? s’inquiéta Anna Maria.
— Rassurez-vous, fit Guilhem en haussant les
épaules pour s’efforcer de paraître indifférent à l’absence de Locksley, Robert
est un fin renard et Mercadier, que je connais bien, serait incapable de le
prendre ! N’oubliez pas que quand Robert a quitté Châlus, il voulait aussi
retrouver son voleur. Il est sans doute toujours sur sa piste et n’arrivera que
dans quelques jours.
— Ou alors, il est tout simplement allé dans
une autre auberge, remarqua Bartolomeo en parlant la bouche pleine de gâteau.
— C’est vrai ! Nous savons qu’il devait
interroger Gilles de Corbeil au sujet du chirurgien de Richard. Dès demain,
nous chercherons ce Corbeil et nous saurons ainsi si Robert l’a rencontré.
Anna Maria les considéra tous deux. Elle devinait
parfaitement qu’ils ne cherchaient qu’à la tranquilliser. Eux aussi trouvaient
inquiétante l’absence de son mari.
Le voyage avait été exténuant. Chevauchant douze à
quatorze heures par jour, quels que soient le temps et l’état des chemins,
lourdement couverts de fer, ils étaient chaque soir brisés d’épuisement et
meurtris de douleurs, aussi s’endormaient-ils
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