Paris vaut bien une messe
Conseil des
dix.
Le bruit s’était répandu dans les Offices et les palais de
la Sérénissime République que le mariage de Marguerite de Valois avec Henri de
Bourbon-Navarre n’était que le premier acte d’une pièce de haute politique. Le
roi Très Chrétien avait cédé aux pressions de Coligny et de la secte
huguenote ; il allait lancer une armée contre les troupes espagnoles des
Pays-Bas. Il réaliserait autour de cette guerre l’union de tous ses sujets,
huguenots et catholiques, et, si le pape le condamnait, il agirait comme le
souverain d’Angleterre, en se proclamant chef d’une religion gallicane. Et il
prendrait pour alliés les infidèles. Guillaume de Thorenc n’avait-il pas été
ambassadeur à Constantinople et n’avait-il pas cherché à faciliter la paix
entre Venise et les Turcs ?
— Nous voulons savoir, avait dit le doge en recevant
Vico Montanari. Vous serez là-bas nos yeux et nos oreilles.
Le ton du doge s’était voulu solennel.
— Il faut qu’un courrier parte chaque jour pour Venise
afin que nous soyons informés des décisions prises par le roi de France. Il en
va de la survie de la république, de notre commerce. Voyez ce Bernard de
Thorenc avec qui vous avez combattu à Lépante et dont on dit qu’il a un pied
chez les huguenots. Rencontrez Catherine de Médicis. Rappelez-lui qu’elle est
de Florence et que nous n’avons jamais cherché à lui nuire, au contraire !
Parlez avec Diego de Sarmiento : qu’il se souvienne que nos galères ont
assuré aux côtés de celles d’Espagne la victoire de la Sainte Ligue, et que
nous ne négocions avec les Turcs que parce que les Espagnols ne paraissent
guère soucieux d’affronter à nouveau les infidèles. Écoutez et observez,
Montanari, et rédigez vos rapports. Dites-nous ce qui est, avant de nous écrire
ce que vous pensez. C’est le Conseil des dix, c’est moi, qui pensons pour la
république de Venise. Ne l’oubliez jamais !
Vico Montanari avait roulé depuis Venise sans jamais
s’arrêter plus de temps qu’il n’en fallait pour changer de chevaux.
Le doge voulait que l’ambassadeur de la Sérénissime
République assiste aux cérémonies nuptiales et aux fêtes que ne manquerait pas
de donner la cour. On pouvait compter sur le goût du faste que cultivait, comme
tous les Médicis, la reine mère.
— Quel que soit notre jugement sur les choix du roi de
France, il est trop puissant pour que nous nous opposions à lui, avait
poursuivi le doge. Soyez à la messe et au bal. Souriez. Laissez les Espagnols,
si cela leur convient, manifester leur mauvaise humeur. Ils ont suffisamment
d’or d’Amérique dans leurs coffres. Nous, nous naviguons en Méditerranée entre
les Barbaresques, les Turcs, les Français, les Espagnols et les Génois, sous
l’œil du pape. Cela nous oblige à la prudence et à la patience. Priez donc avec
conviction pour le bonheur des nouveaux époux et dansez d’un bon pied à chacun
des bals qu’on donnera en leur honneur.
La voiture de Montanari avait franchi la porte de Buci au
début de la matinée du samedi 16 août 1572.
L’envoyé du doge avait eu aussitôt la sensation d’étouffer.
L’air était plus poisseux, les odeurs d’immondices,
d’excréments et de pourriture plus fortes même qu’à Venise, comme si chaque
rue, chaque ruelle avait été un canal rempli d’une eau stagnante.
Une foule dense pataugeait dans cette moiteur malodorante,
et la voiture avait dû avancer au pas.
À plusieurs reprises, elle avait été entourée par des
mendiants en guenilles, des hommes faméliques à la peau tannée, certains
portant une faux, sans doute des paysans chassés de leurs terres par la sécheresse,
la disette, dont les regards disaient le désespoir et la rage.
Ils s’étaient égaillés quand Montanari leur avait jeté une
poignée de pièces. Le cocher avait profité de cet instant pour fouetter les
chevaux. La foule avait dû s’écarter, mais il y avait eu des cris, des
insultes. Des pierres avaient rebondi sur les portières.
Montanari avait été surpris par cette violence. Cette foule
n’espérait donc rien de la fête royale. Misérable et haineuse, elle cherchait
la moindre occasion pour exprimer sa colère.
Sur le pont Notre-Dame qu’il fallait franchir pour gagner la
rue des Fossés-Saint-Germain, proche du Louvre, où se trouvait l’hôtel de
Venise, résidence de l’ambassadeur de la Sérénissime, la voiture avait été
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