Perceval Le Gallois
et la prairie fleurie au-dessus de laquelle s’ébattaient mille oiseaux. Enfin, lorsque, la nuit venue, on leur annonça que leurs lits étaient prêts, ils rentrèrent au manoir et y poursuivirent leur entretien dans la salle où l’on avait allumé des flambeaux. Perceval, qui tenait la jeune fille par la main gauche, lui demanda si elle avait un ami. « Seigneur, répondit-elle, avoir un ami ne me convient pas, je suis encore beaucoup trop jeune ! Cependant, si mon cœur se mêlait d’aimer, je sais bien que rien ne m’empêcherait d’avoir un ami, beau et généreux, preux et courtois. » Perceval sourit en entendant ces paroles. « Certes, dit-il, si nous en avions le temps, j’aurais aimé te parler de ces choses. » Sur ce, les valets ayant apporté du vin et des fruits, ils mangèrent et burent à leur guise tout en continuant à parler jusqu’à l’heure où l’on conduisit Perceval dans une chambre agréable. Il y trouva un lit moelleux et, comme il commençait à être très las, s’endormit aussitôt.
Le lendemain matin, avant même qu’il ne fût levé, son hôte vint le saluer et l’avertir que, sur son ordre, un valet préparait la mule et les chevaux. Quand tout fut en ordre, les deux hommes se mirent en selle. La dame et la jeune fille vinrent les saluer, et tous deux partirent. Ils traversèrent d’abord un bois dense et feuillu et, après une lande, parvinrent bientôt au pont que personne n’avait jamais franchi. Celui-ci était bâti d’étrange façon, en bois, et coupé en deux ; un pilier de cuivre le soutenait à la cassure. Il était long d’une portée d’arbalète, et l’eau qui bruissait dessous était rapide, profonde et noire. Perceval pria son hôte de lui parler du pont et de celui qui l’avait construit.
« Je vais te le dire, répondit Briol, et ne te cacherai rien. Autrefois se dressait dans ces bois un manoir où résidait une dame de grande beauté qui connaissait les livres des Anciens et était plus que quiconque experte en l’art des enchantements. C’est par magie qu’elle avait construit son manoir, et elle y vivait paisiblement en compagnie de jeunes filles qu’elle instruisait en son art. Or, un jour, elle s’éprit d’un chevalier qui s’était arrêté chez elle alors qu’il poursuivait un sanglier. La bête s’était jetée dans la rivière et, la traversant, s’était réfugiée sur l’autre rive. Comme le chevalier avait juré d’atteindre le sanglier, il pria la dame de lui indiquer un point de passage sur la rivière. Elle répondit qu’il n’en existait pas.
« Toutefois, la dame, qui sentait croître son désir pour le chevalier, ajouta que s’il lui octroyait un don, elle lui ferait passer, sous trois jours, cette eau sauvage et profonde. Le chevalier lui octroya le don et, le soir même, elle l’accueillit en son lit. Le lendemain matin, le chevalier lui rappela qu’elle avait promis de lui faire passer l’eau, et elle répondit que sous trois jours il passerait, pourvu qu’il demeurât avec elle. Il accepta bien volontiers, et la dame s’en vint à la rivière. Par son art, elle entreprit de construire un pont et, avant que le jour ne fût écoulé, elle en avait réalisé la partie que tu vois. Malheureusement, son ami, ce même jour, fut tué d’un coup de lance par un chevalier qu’il avait rencontré dans le bois. Quand la dame, au soir, retourna chez elle, elle apprit la nouvelle et fut affligée d’une grande douleur, car elle aimait sincèrement le chevalier. Aussi renonça-t-elle à achever le pont. En outre, elle lui jeta un charme afin que personne jamais ne l’achevât et que nul homme n’y pût passer s’il n’était le meilleur au monde en chevalerie, en largesse et en courtoisie. Je n’en sais pas davantage, sauf que personne n’a jamais réussi l’épreuve. Veux-tu la tenter, toi qui m’en parais digne ?
— Certes, répondit Perceval, je le ferai si tu m’assures que, de l’autre côté, s’ouvre le chemin qui conduit vers la cour du Roi Pêcheur. – Je te l’assure, dit Briol. Il s’ouvre de l’autre côté, mais j’ignore si, pour l’emprunter, il faut remonter ou descendre la rivière. – Je le trouverai bien », dit Perceval. Sans plus tarder, il poussa la mule sur le pont, menant par la bride son cheval qui le suivait toujours. Quand il fut arrivé à la coupure du tablier, retentit un bruit formidable, et tel que si le pont avait poussé un hurlement. Il sembla que
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