Perceval Le Gallois
fille brune, sache que jadis vécut une demoiselle qui savait bien la magie et l’art des enchantements, pour les avoir appris depuis son enfance. Elle était si savante qu’elle connaissait toutes les vertus des étoiles, de la lune et de tous les astres qui parcourent le firmament. Elle connaissait tout des vertus du soleil. Elle pouvait dire en toutes circonstances le temps qu’il ferait le lendemain. Elle prévoyait les tempêtes et, si celles-ci devenaient trop fortes et violentes, avait le pouvoir de les apaiser. Elle était de bonne naissance, et je t’assure qu’en nul pays on n’eût pu trouver une femme si sage ni plus aimable.
« Un jour qu’elle avait longtemps chevauché seule dans la campagne, elle entra dans un verger et vint en un pré où elle rencontra Morgane, la fée, sœur du roi Arthur. En ce pré se délassait Morgane, assise sous un arbre en compagnie d’un chevalier, et tous deux jouaient aux échecs. Frappée tout de suite par l’extrême beauté de l’échiquier, par la somptuosité de ses pions d’ivoire la jeune fille descendit de son palefroi et salua Morgane et le chevalier. Ceux-ci se levèrent et lui souhaitèrent la bienvenue, manifestant grande joie de la voir. Tous trois ensuite prirent place et se mirent à deviser. Or, il advint que la demoiselle aventura ses doigts sur l’échiquier et saisit la tour en sa main elle la contempla longuement et remarqua sa taille parfaite et l’or qui, en trois endroits, en enluminait l’ivoire.
« Morgane lui dit alors : « Douce amie, je te prie d’emporter ces échecs pour l’amour que je te porte. Et si tu ne veux t’en charger maintenant, je te les ferai parvenir. Je te les donne en toute amitié, en souvenir de moi. – Dame, grand merci, répondit la demoiselle. Mais si la première tu m’as offert ces échecs, je veux en échange t’offrir moi-même un bel échiquier et de beaux échecs que mes propres mains ont faits et ouvragés. Sache que je les ai fabriqués de telle façon que les pièces peuvent se mouvoir d’elles-mêmes : si quelqu’un veut jouer aux échecs, il n’a que faire de partenaire pour mouvoir les pions adverses. Ceux-ci en effet savent se placer comme il faut, calculer leur trajet, mater puis recommencer le jeu sans l’aide de personne. Cet échiquier, je désire te le donner en souvenir de moi et par grande amitié. – Demoiselle, rien ne pourrait me faire plaisir davantage », répondit Morgane.
« À peine avaient-ils fini de parler qu’un grand valet survint, monté sur un cheval pie. Il ne s’arrêta qu’au milieu du pré et mit pied à terre. Il tenait en ses mains un échiquier peint de merveilleuses couleurs. Abordant Morgane, il la salua et lui présenta l’échiquier de la part de la demoiselle. Morgane prit l’échiquier, les pièces et les contempla avec une grande admiration.
« C’est ainsi que Morgane eut un échiquier merveilleux. Elle y tenait fort et, souvent, lorsqu’elle était seule, elle jouait de belles parties contre les pions enchantés. Elle était même si habile et si experte en l’art de magie qu’elle parvenait à mettre échec et mat le camp adverse, chose impossible à tout autre qu’elle. Et voilà pourquoi Morgane fut appelée l’Impératrice ; elle s’était révélée plus puissante que la Reine même. En elle sont en effet toutes les vertus du monde et tous les secrets invisibles aux autres humains.
« Je me trouvais alors en l’hôtel du roi Brandigan, grand-père de Gauvain, par lequel je suis cousine de la reine Guenièvre. J’avais dix ans à cette époque, je n’étais encore qu’une enfant. Un jour, Morgane la fée vint à la cour et rendit visite à la reine, sa belle-sœur. La reine, qui m’avait élevée jusqu’alors et qui m’aimait beaucoup, me pria de suivre Morgane, mais je n’acceptai qu’à condition que je pourrais quitter celle-ci le jour où je le voudrais. Et ainsi fut-il convenu. Au bout des huit jours qu’elle passa à la cour du roi Arthur, Morgane m’emmena dans son pays mais, là-dessus, je ne puis t’en dire davantage, sinon que je suis restée dix ans auprès d’elle.
« Il arriva cependant que le désir me prit de m’en aller et d’obtenir congé. Un jour que nous nous trouvions dans un grand pré où l’on avait dressé une tente pour nous protéger du soleil, je dis à Morgane que je voulais me séparer d’elle. Elle ne pouvait me le refuser puisqu’elle avait pris l’engagement de me
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