Perceval Le Gallois
la silhouette indécise d’une forteresse qui se dressait sur le rivage. Aussi, une fois remis, remonta-t-il en selle et s’en alla-t-il dans cette direction. Comme il avait forcé l’allure de son cheval, il parvint rapidement au bas des murailles et, à un chevalier qui en sortait, il demanda qui possédait cette demeure. Mais le chevalier ne pipa mot et se contenta de le regarder fixement. Fort surpris, Perceval néanmoins franchit la poterne et pénétra dans une cour toute tapissée d’herbe fraîche. Il mit pied à terre sur un perron où il déposa sa lance et son bouclier puis, levant les yeux, il aperçut un escalier qui devait conduire vers la grande salle et s’y engagea. En en gravissant les degrés, il croisa tout du long nombre de chevaliers et de jeunes filles. Aucun d’entre eux n’esquissa le moindre geste à son passage ni ne lui adressa la parole. Et il eut beau les saluer courtoisement, ils ne répondirent pas à son salut. Il arriva ainsi devant une porte fermée dont il secoua l’anneau avec tant de force que le tapage se répercuta par tout le bâtiment. La porte s’ouvrit alors, et Perceval franchit le seuil. Un chevalier, probablement celui-là même qui avait ouvert, l’aborda en disant : « Seigneur, entre et sois le bienvenu. »
Le Gallois retira son heaume, et le chevalier le conduisit dans une chambre où se tenait, assise sur un lit recouvert d’une étoffe de soie noire, une femme vêtue d’une robe en lin blanc. Dès qu’elle le vit entrer, la dame se leva et l’accueillit aimablement, puis le fit asseoir, encore équipé de son armure, auprès d’elle. Il ne s’était pas plus tôt assis qu’une jeune fille apparut, qui s’agenouilla devant la dame. « Maîtresse, dit-elle, ce chevalier est allé à la cour du Roi Pêcheur, je l’y ai vu quand il n’a pas osé poser de questions au sujet du Graal et de la Lance qui saigne. – Vite ! s’écria la dame, fais sonner le cor d’ivoire ! »
Aussitôt retentit le cor au bas du château. Les chevaliers et les jeunes filles qui se tenaient dans l’escalier se précipitèrent dans la salle en poussant des cris de joie, tout heureux d’avoir, disaient-ils, achevé leur temps de pénitence. Menant Perceval par la main, la dame les y rejoignit et leur dit : « Voici le chevalier à qui vous devez toute cette peine ainsi que d’en être délivrés. – Ah ! s’écrièrent les jeunes filles, qu’il soit le bienvenu ! – Il l’est assurément, dit la dame. C’est le chevalier que je désirais le plus voir venir en cette forteresse. » Elle lui fit ôter son armure et revêtir un riche habit de soie brodé de fils d’or. Il se laissa faire, tout éberlué qu’il fût. « Que peut bien signifier cela ? », se disait-il à part lui.
« Seigneur, reprit la dame, mes chevaliers et mes suivantes sont restés debout sur les marches de l’escalier depuis le jour où, accueilli chez le Roi Pêcheur, tu ne jugeas pas bon de demander ce qu’était la Lance qui saigne et le Graal d’où émane tant de lumière. Depuis ce moment-là, ils n’ont guère eu l’occasion de se réjouir et, par ta faute, ils ont mené grand deuil. Si tu n’étais venu, ils seraient à jamais restés dans cette posture. Et si ta présence suscite tant d’allégresse, tu ne dois pas t’en étonner, car tu vas nous être d’un grand secours. Un chevalier me fait en effet la guerre : frère du Roi Pêcheur, c’est un traître et un félon que l’on nomme le Roi du Château Mortel. Sa méchanceté ne connaît pas de bornes. Il veut s’emparer de mes terres et, chaque semaine, aborde en cette île que tu vois là-bas, sur la mer, en face de la forteresse. Il a déjà lancé plusieurs attaques et m’a tué bon nombre de mes chevaliers. Que Dieu nous accorde d’être vengés de lui ! D’anciennes prophéties nous l’ont révélé : celui qui nous délivrera de ce monstre est un chevalier qui, allé à la cour du Roi Pêcheur, aura omis de poser les questions concernant la Lance qui saigne et la coupe d’émeraude qu’on nomme le Graal. Tu es bien, n’est-ce pas, Perceval le Gallois, fils du comte Evrawc ? – Je le suis, en effet », répondit Perceval.
Le tenant toujours par la main, la dame le conduisit à la fenêtre de la salle qui surplombait la mer. « C’est donc sur cette île, reprit-elle, que le Roi du Château Mortel se fait conduire dans une galère. Il y séjourne le temps qu’il faut pour ourdir
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