Perceval Le Gallois
l’un à l’autre, car jamais on ne verra couple mieux assorti ! »
Ainsi songeaient, chacun pour soi, les chevaliers, tandis que la jeune fille attendait de son hôte qu’il voulût bien lui dire un mot. Comprenant à la fin qu’elle n’en tirerait rien si elle ne prenait elle-même les devants, elle demanda : « Seigneur, d’où viens-tu donc en ce jour ? » Derechef, il se rappela les paroles de Gornemant : afin de répondre le mieux possible à une question, il fallait auparavant dûment méditer la phrase convenable. Au bout de quelques instants, il répliqua donc : « J’ai passé la nuit chez un chevalier fort sage et de bon conseil en un manoir où j’ai trouvé le meilleur accueil. Il est cinq tours en sa forteresse, cinq tours solides et bien construites, une grande et quatre petites. Mais je n’y ai pas suffisamment séjourné pour te décrire l’ensemble, et je n’en sais même pas le nom. En revanche, je sais que mon hôte était le vénérable Gornemant de Goort.
— Ah ! s’écria la jeune fille, toute joyeuse. Je suis bien heureuse que tu sois venu chez moi ! Comme tu as raison de dire que Gornemant est sage et de bon conseil ! Que le roi du Ciel t’en sache gré ! Car jamais homme ne fut plus sage et plus avisé que Gornemant de Goort. Je le sais bien : je suis sa nièce, je me nomme Blodeuwen, et ma forteresse s’appelle Caerbeli (16) . Certes, j’en suis certaine, depuis que tu as quitté ta maison, tu n’as jamais rencontré chevalier plus accompli. Il t’a reçu avec joie et allégresse, selon sa coutume, le brave et noble chevalier, lui qui est si riche et si puissant. Mais si tu as pu chez lui te restaurer à ta faim et boire à ta soif, sache bien que nous n’avons rien de tel ici : seulement quelques miches de pain qu’un saint homme de moine nous a envoyées, ainsi qu’un tonnelet de vin cuit. Nous n’avons rien d’autre, hormis un chevreuil qu’un de mes sergents a tué ce matin d’une flèche. »
Le jeune homme n’eut garde de faire le moindre commentaire sur ce que venait de lui révéler son hôtesse et demeura aussi coi qu’auparavant. « Et toi, demanda-t-elle encore, dis-moi ton nom, si toutefois tu le veux bien. – Volontiers. Autrefois, j’étais le fils de la Veuve Dame et, maintenant, on m’appelle Perceval, fils d’Evrawc. – Eh bien, Perceval, fils d’Evrawc, sois le bienvenu dans ma demeure, quelque indigne de toi que puisse être mon hospitalité. »
Là-dessus, elle commanda qu’on dressât les tables et, peu d’instants après, tous s’assirent pour le souper. Ils mangèrent de fort bon appétit, mais le repas ne fut pas long. Les hommes qui devaient veiller pendant la nuit – ils étaient au nombre de cinquante – se levèrent pour aller prendre leur faction. Les autres, qui avaient veillé la nuit précédente et espéraient dormir celle-ci, s’empressèrent autour de Blodeuwen et de Perceval. Ils préparèrent pour le jeune Gallois un lit confortable avec des draps bien blancs, une riche couverture et un oreiller moelleux. Seule lui manquerait la compagnie d’une agréable fille, mais ce passe-temps-là, Perceval en ignorait tout. On le conduisit donc à sa chambre où, à peine couché, il s’endormit sans plus de façons.
Cependant, son hôtesse, qui s’était allongée dans sa propre chambre, ne parvenait pas, elle, à trouver le sommeil. Non seulement elle s’inquiétait de son propre sort et de celui de toute sa maisonnée, mais elle se sentait infiniment troublée par le jeune Gallois à qui elle avait accordé de bon cœur l’hospitalité. Elle tournait et retournait dans sa tête bien des pensées contradictoires ; elle sursautait et s’agitait si bien qu’elle finit par choir de sa couche et prit alors sa décision. Après avoir vérifié que ses servantes et ses valets dormaient, elle sortit silencieusement de sa chambre et gagna furtivement celle de Perceval.
L’air frais de la nuit la faisait frissonner, bien qu’elle eût couvert d’un manteau de soie écarlate sa chemise d’une blancheur immaculée. Au demeurant, son audace aussi la rendait tremblante : comment réagirait son hôte en la voyant ainsi à sa merci et presque sans pudeur à côté de sa couche ? Et toutefois, l’enjeu de sa démarche n’était pas mince, puisqu’elle entendait confier au jeune chevalier ses alarmes et ses angoisses. Au fait, qu’attendait-elle de lui ? Qu’il prit sa défense et la protégeât
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