Perceval Le Gallois
homme qui m’adresse pareille question. Tu as de la chance que j’aie promis à ma fille de t’épargner jusqu’à demain. Toutefois, n’en profite pas pour réveiller ma colère, car tu paierais ton impudence plus cher encore, et ta mort n’en serait que plus douloureuse.
— Seigneur, dit alors la jeune fille à Perceval, quelques balivernes qu’il puisse proférer sous l’influence de l’ivresse, ne te laisse pas prendre à ses paroles. Mais n’en doute pas, il est redoutable. » Puis, se tournant vers son père, elle ajouta : « Quant à toi, sois fidèle à ta parole de tout à l’heure et à la promesse que tu m’as faite. – J’y serai fidèle, rassure-toi, répondit le borgne, et ce pour l’amour de toi. Je lui laisserai la vie sauve pour cette nuit. » Et quand ils eurent fini de boire, ils allèrent se coucher. Perceval dormit profondément, sans plus se soucier de son hôte et de ses menaces.
Le lendemain, l’homme noir se leva, revêtit toutes ses armes et se présenta devant Perceval. « Jeune homme, dit-il, j’ai respecté la promesse faite à ma fille. À présent, il est temps, lève-toi pour souffrir la mort. – De deux choses l’une, rétorqua Perceval, ou bien tu me tues, et tu continueras à opprimer tes voisins, ou bien je te tue, et je débarrasse le pays d’un tyran qui se moque de la justice et de toute forme de compassion. – Je ne comprends pas ton langage, dit l’homme noir. Défends-toi si tu ne veux pas que je t’abatte comme un chien. » Ils s’en allèrent sur le pré, et Perceval combattit l’homme noir jusqu’à lui faire implorer grâce. « Je te l’accorde, dit Perceval, mais seulement pendant le temps que tu mettras à me dire qui tu es et qui t’a enlevé l’un de tes yeux.
— Voici, seigneur : c’est en me battant contre le serpent noir du tertre. Dans ce pays est une colline qu’on nomme le Mont Douloureux, et sur laquelle se dresse un tertre. Dans ce tertre se trouve un serpent, et dans la queue du serpent une pierre. La pierre a cette vertu que quiconque la tient dans une main peut obtenir dans l’autre, par une magie que je ne comprends pas, tout ce qu’il peut désirer d’or. C’est en luttant contre le serpent du tertre que j’ai perdu mon œil, car je voulais m’emparer de la pierre qui dispense l’or. Mon nom à moi est le Noir Arrogant, et voici pourquoi l’on m’a appelé ainsi : il n’est personne autour de moi que je n’aie opprimé, à qui je n’aie causé du tort, car je n’ai jamais respecté ni droit ni justice, et comme j’ai la peau très noire et que je suis fier de ma force, on m’a surnommé le Noir Arrogant. Voilà mon histoire. Il faut la croire, parce qu’elle est vraie.
— Je te crois, répondit Perceval, mais je veux que tu me dises encore autre chose. Tu m’as parlé d’un mont surmonté d’un tertre où loge un serpent. Où se trouve-t-il ? – Ce n’est pas difficile, répondit l’homme noir et borgne. Je vais te compter les journées de voyage qui nous en séparent et t’expliquer comment le rejoindre. Le jour où tu partiras d’ici, tu arriveras avant la nuit à la cour des enfants du Roi des Souffrances. – Pourquoi les appelle-t-on ainsi ? – Je vais te l’expliquer. Ladite cour des enfants du Roi des Souffrances est située près d’un lac et d’une montagne. Des flancs de la montagne surgit un dragon qui vient se baigner chaque jour dans le lac. Or, ce dragon tue les enfants du Roi des Souffrances une fois par jour. – Je n’entends rien à ce que tu me contes ! – C’est pourtant ainsi. De là, si tu peux en partir, tu te rendras à la cour de la Comtesse des Prouesses. – En quoi consistent les prouesses dont se vante cette comtesse ? – Je vais te le dire. Sa maison se compose de trois cents hommes. À tout étranger qui survient, on raconte les prouesses de la famille. Les trois cents hommes sont assis le plus près possible de la comtesse, non par manque d’égards pour les hôtes, mais afin d’exposer eux-mêmes les prouesses de sa maison. Et ces prouesses sont nombreuses. Chacun des hôtes doit les entendre avant d’être admis à la table de la comtesse. Ensuite, le jour où tu partiras de là, tu iras au Mont Douloureux dont on t’indiquera le chemin. Là, autour de ce Mont Douloureux, tu verras trois cents pavillons où sont établis les trois cents hommes qui montent la garde autour du serpent, attendant le moment favorable pour le tuer et pour
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