Perceval Le Gallois
façon qu’il pût les revêtir rapidement en cas de danger. Ensuite, avec beaucoup d’angoisse et d’appréhension, elle se pencha sur Érec qui dormait et lui dit à voix basse, très doucement : « Seigneur, réveille-toi et habille-toi. Écoute l’entretien que j’ai eu avec le comte et les desseins qu’il a sur moi. » Érec se réveilla, et elle lui révéla toute la conversation, sans en rien omettre. Quelque irritation qu’il éprouvât à l’entendre parler sans sa permission, il prit très au sérieux l’avertissement, se leva et s’habilla. Énide alluma une chandelle afin de l’éclairer pendant qu’il se préparait. « Laisse la chandelle, dit Érec, et dis au maître de maison de venir ici. »
L’hôtelier s’empressa d’accourir, et Érec lui demanda combien il lui devait. « Peu de chose, en vérité, répondit l’hôtelier. – Eh bien, quelle que soit l’étendue de ma dette, prends mes dix chevaux et mes dix armures. – Dieu te le rende ! s’écria l’homme, mais je t’assure que je n’ai pas dépensé pour toi la valeur d’une seule de ces armures. – Peu importe ! tu n’en seras que plus riche. Et maintenant, écoute-moi : veux-tu nous guider hors de la ville ? – Volontiers. De quel côté désires-tu aller ? – Du côté opposé à celui par lequel nous sommes entrés hier. » L’hôtelier les conduisit aussi loin qu’il souhaitait. Alors, Érec ordonna à Énide de prendre de l’avance comme auparavant. Elle le fit et partit devant lui tandis que l’hôtelier retournait chez lui.
Il venait à peine de rentrer qu’il entendit, autour de la maison, le plus grand fracas qu’il eût jamais entendu. Il regarda au-dehors et vit vingt-quatre chevaliers armés de pied en cap, le comte à leur tête. « Où est le chevalier étranger ? demanda le comte. – Par Dieu tout-puissant, seigneur, répondit l’hôtelier, il est parti voilà bien longtemps ! – Pourquoi l’as-tu laissé partir sans m’en avertir ? – Tu ne me l’avais pas commandé, seigneur. Autrement, je ne lui aurais pas permis de s’en aller. – De quel côté sont-ils allés ? – Je l’ignore. Tout ce que je puis te dire, c’est qu’ils ont pris la grande rue. » Tournant sitôt bride, les hommes du comte se précipitèrent vers la grande rue, mais ils n’y trouvèrent point trace d’Érec ni d’Énide et durent s’en retourner chez eux, le comte triste et furieux que se fût échappée celle qu’il convoitait tant.
Cependant, Érec et Énide s’éloignaient au plus vite de la ville. Ils arrivèrent bientôt en vue d’une vallée que baignait une grande rivière traversée par un pont. Sur l’autre rive se dressait une ville forte dont les toitures étincelaient au soleil levant. Comme il se dirigeait vers le pont, Érec vit venir de son côté, à travers un épais bosquet, un chevalier monté sur un destrier gros et grand, au pas égal, fier et docile. Érec le salua et lui demanda qui possédait la vallée et la ville forte. « Je vais te le dire, répondit le chevalier. Elles appartiennent à un homme de noble famille qu’on appelle Gwiffret le Petit. Mais je te déconseille d’y mettre les pieds. Le Petit a pour habitude d’affronter tous les chevaliers qui franchissent le pont. – Par Dieu ! s’écria Érec, merci de l’avis, mais j’ai l’intention d’aller dans cette ville, et personne ne m’empêchera de suivre cette route. – S’il en est ainsi, dit l’autre, je crains fort que tu n’en retires honte et malheur. »
Érec eut à peine franchi le pont qu’il vit venir à lui un chevalier monté sur un destrier gros, puissant, à la démarche vaillante, au large poitrail. En revanche, il n’avait jamais vu d’homme aussi petit que le cavalier. Soigneusement armé, celui-ci paraissait néanmoins des plus agressifs, et, sitôt parvenu à la hauteur d’Érec, il l’interpella : « Holà ! Seigneur, est-ce par ignorance ou présomption si tu t’aventures à me dépouiller de mon privilège et à violer ma loi ? Nul n’a le droit de passer par ici sans me combattre. – J’ignorais que ce chemin fût interdit, répondit calmement Érec. – Non pas, tu le savais ! reprit le petit homme. Aussi m’accompagneras-tu à ma cour afin de me rendre satisfaction pour le tort que tu m’as causé. – Je ne t’ai pas causé de tort ! répliqua Érec, et je n’irai pas à ta cour. – Dans ce cas, cria l’autre, c’est tout de suite que
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