Perceval Le Gallois
dut l’admettre, il ne pouvait décliner cette offre ; il se sentait épuisé et savait qu’en cas de fâcheuse rencontre il n’aurait plus la force de se défendre. « Volontiers, seigneur », répondit-il enfin.
On fit monter Énide sur le cheval d’un écuyer de Gwiffret, et tous se rendirent à la cour du baron qui était le beau-frère de celui-ci. On leur y réserva le meilleur accueil, et ils y trouvèrent attentions et services. Le lendemain matin, on envoya quérir des médecins qui ne tardèrent pas à se présenter pour soigner Érec jusqu’à ce qu’il fût complètement guéri. Entre-temps, il avait chargé Gwiffret de faire remettre ses armes en état, et celles-ci furent bientôt aussi bonnes que jamais. Leur séjour en la demeure du baron dura un mois et quinze jours. Gwiffret le Petit dit alors à Érec : « Allons à présent à ma cour nous reposer et prendre nos aises. » Et c’est ainsi que le lendemain, la jeunesse du jour les vit se mettre en route.
Énide se montrait en leur compagnie plus heureuse qu’elle ne l’avait jamais été. Érec avait abandonné toute colère à son encontre et lui manifestait le profond amour qu’il éprouvait en son cœur. Au surplus, il ne savait comment se faire pardonner la dureté dont il avait fait preuve. Sur ces entrefaites, ils parvinrent à un carrefour d’où partaient deux routes dans des directions opposées. Sur l’une d’elles, ils virent un homme à pied se diriger vers eux. Gwiffret lui demanda d’où il venait. « De ce pays, là-bas, répondit l’homme. – Dis-moi, reprit Gwiffret, selon toi, lequel de ces chemins vaut-il mieux prendre ? – Vous seriez avisés d’emprunter celui-ci, répondit l’homme, car l’autre, par là, vous n’en reviendriez pas. Là se trouve en effet le Clos du Nuage, un endroit périlleux entre tous. – Pourquoi ? Qu’est-ce donc que ce Clos du Nuage ? – Un lieu maudit. Par la vertu d’un sortilège, il s’y produit des prodiges de toutes sortes, et l’on y joue à des jeux maléfiques. De tous ceux qui y sont allés, pas un seul n’est encore revenu. Et par là se trouve aussi la cour du roi Evrain, lequel ne permet à personne de venir prendre logis en ville, à moins de se rendre en sa cour. – Par Dieu tout-puissant ! s’écria Érec, de ce côté-là nous irons ! » Et, en suivant la route indiquée, ils arrivèrent à la cité du roi Evrain.
Quand ils eurent franchi le pont et la poterne, ils aperçurent une foule de gens qui s’étaient amassés par la rue. Les bourgeois et les jeunes filles dévisageaient Érec et, tout émus par sa grande beauté, ils se signaient et disaient tout bas : « Hélas ! ce chevalier vient ici pour son malheur. Il devra fatalement subir les jeux du Clos du Nuage. Mais nul n’est jamais venu de terre lointaine en tenter l’épreuve sans en éprouver honte ou dommage et sans y laisser sa tête en gage. » Et tous, étreints de crainte et de tristesse à la perspective du sort cruel qui menaçait le chevalier, pleuraient sur son passage.
Or, quoiqu’il entendît parfaitement les murmures de la foule, Érec semblait les ignorer. Il prit logis dans l’endroit de la cité qui lui parut le plus beau et le plus agréable et, comme ils venaient tous de s’y installer, un jeune écuyer vint à eux et les salua. « Dieu te donne joie et bonheur ! répondirent-ils. – Seigneurs, dit l’écuyer, quels préparatifs sont les vôtres, ici ? – Tu le vois. Nous apprêtons notre logis en vue d’y passer cette nuit. – Seigneurs, reprit l’écuyer, il n’est pas dans les habitudes de l’homme à qui appartient cette cité de permettre à aucun étranger d’y loger sans que celui-ci soit allé lui rendre visite à sa cour. Venez donc auprès du roi Evrain. – Volontiers », répondit Érec.
À la suite de l’écuyer, ils pénétrèrent en la demeure du roi Evrain. Le roi vint lui-même à leur rencontre et les accueillit avec beaucoup de courtoisie. « Seigneurs, dit-il, soyez les bienvenus chez moi. » Des valets accoururent pour tenir les étriers et pour emmener les chevaux dans les écuries. Le roi Evrain salua profondément Énide, l’aida personnellement à descendre de son cheval puis, la prenant par sa main blanche, il l’emmena dans la grande salle en lui témoignant le plus grand respect. Ensuite, il ordonna de préparer un souper pourvu à souhait d’oiseaux, de venaison, de fruits et de vins de différents crus.
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