Perceval Le Gallois
Quand tout fut prêt, chacun prit place, Érec à droite du roi, Énide à gauche, Gwiffret le Petit près d’elle, et ainsi de suite selon son rang et sa dignité. Or, Érec se mit à songer aux jeux du Clos du Nuage et, craignant qu’on ne lui en interdît l’accès, cessa soudain de manger. En voyant cela, le roi crut que la peur lui coupait l’appétit, et il se repentit d’avoir établi ces jeux, ne fût-ce que parce qu’ils risquaient de causer la perte d’un homme comme Érec. De fait, celui-ci l’eût-il prié de les abolir à jamais, il le lui aurait accordé de bon gré.
Finalement, le roi Evrain dit à Érec : « Seigneur, à quoi penses-tu, que tu ne manges pas ? Si tu appréhendes d’aller aux jeux, tu obtiendras de moi que je t’en dispense, et même que personne n’y soit plus jamais tenu, et ce par considération pour toi. – Dieu te le rende ! répondit Érec, mais sache que je ne désire rien tant que de subir l’épreuve au Clos du Nuage. – Si tel est ton désir, je ne saurais m’y opposer. » Lors ils mangèrent et burent à satiété, car on les gratifia d’un service complet où ne manquèrent ni mets ni boissons. Et quand, le repas terminé, ils se levèrent de table, Érec demanda son cheval, revêtit ses armes et partit, guidé par des sergents jusqu’aux abords du Clos du Nuage. Une grande foule d’hommes et de femmes les suivait en menant grand deuil. Ils arrivèrent devant une grande muraille de brume épaisse qui masquait tout ce qui se trouvait au-delà. Tout autour se dressaient des pieux sur chacun desquels – hormis deux – était fichée une tête d’homme. « Quelqu’un peut-il accompagner le chevalier ? s’enquit Gwiffret. – Non, répondit le roi, il doit aller seul. – Par où entre-t-on dans le clos ? demanda Érec. – Je l’ignore, répondit le roi. Passe par le côté que tu voudras et qui te paraîtra le plus commode. » Sans aucune crainte, Érec quitta ses compagnons et s’enfonça dans la nuée, laquelle l’enveloppa si bien qu’il disparut aux yeux de tous.
Il déboucha dans un verger magnifique qui, hiver comme été, produisait en permanence fleurs et fruits mûrs. Cependant, ces fruits ne pouvaient être mangés qu’à l’intérieur du verger. L’effet d’une force mystérieuse empêchait de sortir celui qui, en ayant cueilli un, voulait l’emporter au-dehors. Au demeurant, ce jardin était peuplé d’oiseaux de toutes sortes qui volaient dans les airs en chantant de douces romances. Au milieu du verger, Érec aperçut un pavillon tendu d’étoffe rouge. La porte en était ouverte et, en face d’elle, se dressait un pommier, à l’une des branches duquel était suspendu un cor fixé à l’arbre par une chaîne.
Érec mit pied à terre et entra dans le pavillon. Il y découvrit une jeune fille d’une très grande beauté, aux cheveux fins et blonds, assise sur une chaire drapée d’une étoffe brodée d’or. En face d’elle se trouvait une autre chaire, identique mais inoccupée. Érec alla s’y asseoir. « Je ne te conseille pas de t’asseoir dans cette chaire, dit la jeune fille. – Et pourquoi donc, mon âme ? – Celui à qui elle appartient n’a jamais permis qu’un autre que lui s’y assît. – Cela m’est égal, répondit Érec. Je me trouve très bien dans cette chaire et j’ai l’intention de m’y reposer. »
À ce moment, un grand vacarme retentit à l’extérieur. Érec se releva et alla voir ce qui se passait : il aperçut alors un chevalier monté sur un destrier fier et ardent, aux naseaux orgueilleux, à la puissante ossature. Le chevalier, qui était bien armé, interpella Érec : « Seigneur, qui t’a permis de t’asseoir sur cette chaire en face de la jeune fille ? – Moi-même ! répliqua Érec avec insolence. – Tu as eu tort de me causer un tel affront ! s’écria le chevalier. Tu vas devoir payer de la vie ton audace. – Cela m’étonnerait », dit Érec en remontant sur son cheval.
Ils commencèrent à se battre avec acharnement, brisant tour à tour force lances. Ils se donnaient l’un à l’autre des coups durs et cuisants, rapides et violents. À la fin, Érec s’irrita et, lançant son cheval à toute allure, se jeta sur son adversaire et le frappa juste au milieu de son bouclier, si bien qu’il le fit voler en éclats. Et la pointe de la lance déchira les sangles de l’armure, de sorte que le chevalier fut jeté à terre tête la première,
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