Pilote de guerre
répondre, sinon : « Moi-même…»
Aucune circonstance ne réveille en nous un étranger dont nous n’aurions rien soupçonné. Vivre, c’est naître lentement. Il serait un peu trop aisé d’emprunter des âmes toutes faites !
Une illumination soudaine semble parfois faire bifurquer une destinée. Mais l’illumination n’est que la vision soudaine, par l’Esprit, d’une route lentement préparée. J’ai appris lentement la grammaire. On m’a exercé à la syntaxe. On a éveillé mes sentiments. Et voilà brusquement qu’un poème me frappe au cœur.
Certes je ne ressens pour l’instant aucun amour, mais si, ce soir, quelque chose m’est révélé, c’est que j’aurai pesamment apporté mes pierres à l’invisible construction. Je prépare une fête. Je n’aurai pas le droit de parler d’apparition soudaine, en moi, d’un autre que moi, puisque cet autre que moi, je le bâtis.
Je n’ai rien à attendre de l’aventure de guerre, sinon cette lente préparation. Elle paiera plus tard, comme la grammaire…
Toute vie s’est émoussée en nous à cause de cette lente usure. Nous vieillissons. La mission vieillit. Que coûte la haute altitude ? Une heure vécue à dix mille mètres équivaut-elle à une semaine, trois semaines, un mois de vie organique, d’exercice du cœur, des poumons, des artères ? Peu m’importe, d’ailleurs. Mes demi-évanouissements m’ont ajouté des siècles : je baigne dans la sérénité des vieillards. Les émotions de l’habillage m’apparaissent comme infiniment lointaines, perdues dans le passé. Arras infiniment lointain dans l’avenir.
L’aventure de guerre ? Où y a-t-il aventure de guerre ?
J’ai failli, voici dix minutes, disparaître, et je n’ai rien à raconter, sinon ce passage de guêpes minuscules entrevues pendant trois secondes. L’aventure véritable eût duré un dixième de seconde. Et chez nous, on ne revient pas, on ne revient jamais la dire.
— Un peu de pied à gauche, mon Capitaine.
Dutertre a oublié que mon palonnier est gelé ! Moi, je songe à une gravure qui m’a ébloui, dans l’enfance. On y voyait, sur un fond d’aurore boréale, un extraordinaire cimetière de navires perdus, immobilisés dans les mers australes. Ils ouvraient, dans la lumière de cendre d’une sorte de soir éternel, des bras cristallisés. Dans une atmosphère morte ils tendaient encore des voiles qui avaient conservé l’empreinte du vent, comme un lit une empreinte de tendre épaule. Mais on les sentait raides et craquantes.
Ici tout est gelé. Mes commandes sont gelées. Mes mitrailleuses sont gelées. Et quand j’ai, sur les siennes, interrogé le mitrailleur :
— Vos mitrailleuses ?…
— Plus rien.
— Ah ! bon.
Dans le tuyau d’expiration de mon masque je crache des aiguilles de glace. De temps à autre, il me faut écraser, à travers le caoutchouc souple, le bouchon de givre qui m’étouffe. Quand je presse, je le sens crisser dans ma paume.
— Mitrailleur, l’oxygène ça va ?
— Ça va…
— Quelle pression dans les bouteilles ?
— Euh… Soixante-dix.
— Ah ! bon.
Le temps pour nous s’est gelé aussi. Nous sommes trois vieillards à barbe blanche. Rien n’est mobile. Rien n’est urgent. Rien n’est cruel.
L’aventure de guerre ? Le commandant Alias a cru, un jour, devoir me dire :
— Essayez de faire attention !
Attention à quoi, commandant Alias ? La chasse vous tombe dessus comme la foudre. Le Groupe de Chasse, qui vous surplombe de quinze cents mètres d’altitude, vous ayant découvert au-dessous de lui, prend tout son temps. Il louvoie, s’oriente, se place. Vous, vous ignorez tout encore. Vous êtes la souris enfermée dans l’ombre du rapace. La souris s’imagine vivre. Elle folâtre encore dans les blés. Mais elle est déjà prisonnière de la rétine de l’épervier, mieux collée à cette rétine qu’à une glu, car l’épervier ne la lâchera plus.
Et vous, de même, vous continuez de piloter, de rêver, d’observer le sol, quand déjà vous a condamné l’imperceptible signe noir qui s’est formé sur une rétine d’homme.
Les neuf avions du Groupe de Chasse basculeront à la verticale, quand il leur plaira. Ils ont tout leur temps. Ils donneront à neuf cents kilomètres à l’heure ce prodigieux coup de harpon qui ne manque jamais sa proie. Une escadre de bombardement constitue une puissance de tir qui offre des chances à la défense, mais
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