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Pilote de guerre

Pilote de guerre

Titel: Pilote de guerre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Antoine de Saint-Exupéry
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une collection de fils de la Vierge semblables au nôtre.
    « Fil de la Vierge » me fait rêver. Il me vient une image que j’estime, d’abord, ravissante : «…inaccessibles comme une trop jolie femme, nous poursuivons notre destinée, traînant lentement notre robe à traîne d’étoiles de glace…»
    — Donnez un peu de pied à gauche !
    Ça c’est la réalité. Mais je reviens à ma poésie de pacotille :
    «… ce virage provoquera le virage d’un ciel entier de soupirants…»
    Du pied à gauche… du pied à gauche… Faudrait pouvoir !
    La trop jolie femme rate son virage.
    — Si vous chantez… tournerez de l’œil…, mon Capitaine.
    J’ai donc chanté ?
    D’ailleurs, il m’enlève, Dutertre, toute envie de musique légère :
    — J’ai presque terminé les photos. Pourrez bientôt descendre en direction d’Arras.
    Je pourrai… Je pourrai… bien sûr ! Il faut profiter des bonnes occasions.
    Tiens ! les manettes des gaz aussi sont gelées…
    Et je me dis :
    — Il est revenu cette semaine une mission sur trois. Il est donc une haute densité du danger de guerre. Cependant, si nous sommes de ceux qui reviennent, nous n’aurons rien à raconter. J’ai autrefois vécu des aventures : la création des lignes postales, la dissidence saharienne, l’Amérique du Sud… mais la guerre n’est point une aventure véritable, elle n’est qu’un ersatz d’aventure. L’aventure repose sur la richesse des liens qu’elle établit, des problèmes qu’elle pose, des créations qu’elle provoque. Il ne suffit pas, pour transformer en aventure le simple jeu de pile ou face, d’engager sur lui la vie et la mort. La guerre n’est pas une aventure. La guerre est une maladie. Comme le typhus.
    Peut-être comprendrai-je plus tard que ma seule véritable aventure de guerre a été celle de ma chambre d’Orconte.

XI
    J’habitais, à Orconte, village des environs de Saint-Dizier où mon Groupe cantonna durant l’hiver 1939, qui fut très rude, une ferme bâtie en murs de torchis. La température nocturne y descendait assez bas pour transformer en glace l’eau de mon pot à eau rustique, et mon premier acte, avant de m’habiller, était évidemment d’allumer mon feu. Mais ce geste exigeait que je sortisse de ce lit où j’avais chaud, et où je me roulais en boule avec délices.
    Rien ne me semblait plus merveilleux que ce simple lit de monastère, dans cette chambre vide et glacée. J’y goûtais la béatitude du repos après les journées dures. J’y goûtais aussi la sécurité. Rien ne m’y menaçait. Mon corps était offert, durant le jour, aux rigueurs de la haute altitude et aux projectiles tranchants. Mon corps pouvait être changé, durant le jour, en nid à souffrances, et injustement déchiré. Mon corps, durant le jour, ne m’appartenait pas. Ne m’appartenait plus. On pouvait en prélever des membres, on pouvait en tirer du sang. Car c’est encore un fait de guerre que ce corps devenu magasin d’accessoires qui ne sont plus votre propriété. L’huissier vient et réclame les yeux. Et vous lui cédez votre don de voir. L’huissier vient et réclame les jambes. Et vous lui cédez votre don de marcher. L’huissier vient, avec sa torche, et vous réclame toute la chair de votre visage. Et vous n’êtes plus qu’un monstre, lui ayant cédé, en rançon, votre don de sourire et de montrer votre amitié aux hommes. Aussi ce corps qui pouvait se révéler, dans la journée même, mon ennemi, et me faire mal, ce corps qui pouvait se changer en usine à plaintes, voilà qu’il était encore mon ami, obéissant et fraternel, bien roulé en boule sur les draps dans son demi-sommeil, ne confiant rien d’autre à ma conscience que son plaisir de vivre, son ronronnement bienheureux. Mais il me fallait bien le sortir du lit et le laver dans l’eau glacée, et le raser, et l’habiller pour l’offrir, correct, aux éclats de fonte. Et cette sortie du lit ressemblait à l’arrachement aux bras maternels, au sein maternel, à tout ce qui, au cours de l’enfance, chérit, caresse, protège un corps d’enfant.
    Alors, après avoir bien pesé, bien mûri, bien retardé ma décision, je bondissais d’un coup, les dents serrées, jusqu’à la cheminée où je faisais crouler une pile de bois que j’aspergeais d’essence. Puis, celle-ci une fois enflammée, ayant réussi une seconde fois la traversée de ma chambre, je me renfonçais dans mon lit, où je retrouvais ma

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