Pilote de guerre
irréparables, bien qu’ils n’opèrent que des destructions en apparence superficielles (telles que captures d’états-majors locaux, ruptures de lignes téléphoniques, incendies de villages). Ils ont joué le rôle d’agents chimiques qui détruiraient, non l’organisme, mais les nerfs et les ganglions. Sur le territoire qu’ils ont balayé en éclair, toute armée, même si elle apparaît comme presque intacte, a perdu caractère d’armée. Elle s’est transformée en grumeaux indépendants. Là où il existait un organisme, il n’est plus qu’une somme d’organes dont les liaisons sont rompues. Entre les grumeaux – aussi combatifs que soient les hommes – l’ennemi progresse ensuite comme il le désire. Une armée cesse d’être efficace quand elle n’est plus qu’une somme de soldats.
On ne fabrique pas un matériel en quinze jours. Ni même… La course aux armements ne pouvait être que perdante. Nous nous trouvions quarante millions d’agriculteurs face à quatre-vingts millions d’industriels !
Nous opposons à l’ennemi un homme contre trois. Un avion contre dix ou vingt, et, depuis Dunkerque, un tank contre cent. Nous n’avons pas le loisir de méditer sur le passé. Nous assistons au présent. Le présent est tel. Aucun sacrifice, jamais, nulle part, n’est susceptible de ralentir l’avance allemande.
Aussi règne-t-il du sommet à la base des hiérarchies civiles et militaires, du plombier au ministre, du soldat au général, une sorte de mauvaise conscience qui ne sait ni n’ose se formuler. Le sacrifice perd toute grandeur s’il n’est plus qu’une parodie ou un suicide. Il est beau de se sacrifier : quelques-uns meurent pour que les autres soient sauvés. On fait la part du feu dans l’incendie. On lutte jusqu’à la mort, dans le camp retranché, pour donner leur temps aux sauveteurs. Oui, mais le feu, quoi qu’on fasse, prendra toutes les parts. Mais il n’est point de camp où se retrancher. Mais il n’est point à espérer de sauveteurs. Et ceux pour lesquels on combat, pour lesquels on prétend combattre, il semble que, tout simplement, on provoque leur assassinat, car l’avion, qui écrase les villes à l’arrière des troupes, a changé la guerre.
J’entendrai des étrangers reprocher plus tard à la France les quelques ponts qui n’auront pas sauté, les quelques villages qui n’auront pas brûlé et les hommes qui ne seront pas morts. Mais c’est le contraire, c’est exactement le contraire qui me frappe si fort. C’est notre immense bonne volonté à nous boucher les yeux et les oreilles. C’est notre lutte désespérée contre l’évidence. Malgré que rien ne puisse servir à rien, nous faisons sauter les ponts quand même, pour jouer le jeu. Nous brûlons de vrais villages, pour jouer le jeu. C’est pour jouer le jeu que nos hommes meurent.
Bien sûr, on en oublie ! On oublie des ponts, on oublie des villages, on laisse vivre des hommes. Mais le drame de cette déroute est d’enlever toute signification aux actes. Quiconque fait sauter un pont ne peut le faire sauter qu’avec dégoût. Ce soldat ne retarde pas l’ennemi : il fabrique un pont en ruine. Il abîme son pays pour en tirer une belle caricature de guerre !
Pour que les actes soient fervents, il faut que leur signification apparaisse. Il est beau de brûler des moissons qui enseveliront l’ennemi sous leurs cendres. Mais l’ennemi, appuyé sur ses cent soixante divisions, se moque bien de nos incendies et de nos morts.
Il faut que la signification de l’incendie du village équilibre la signification du village. Or le rôle du village brûlé n’est plus qu’une caricature de rôle.
Il faut que la signification de la mort équilibre la mort. Les hommes se battent-ils bien ou mal ? C’est la question même qui n’a point de sens ! La défense théorique d’un bourg, on sait qu’elle tiendra trois heures ! Les hommes cependant ont ordre de s’y maintenir. Sans moyen pour combattre, ils sollicitent eux-mêmes l’ennemi de détruire ce village, afin que soient respectées les règles du jeu de la guerre. Comme l’aimable adversaire aux échecs : « Tu as oublié de prendre ce pion…»
On défiera donc l’ennemi :
— Nous sommes les défenseurs de ce village. Vous êtes l’assaillant. Allez-y !
La question est entendue. Une escadrille, d’un coup de talon, écrase le village.
— Bien joué !
Il est certes des hommes inertes, mais
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