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Pilote de guerre

Pilote de guerre

Titel: Pilote de guerre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Antoine de Saint-Exupéry
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l’inertie est une forme fruste du désespoir. Il est certes aussi des hommes qui fuient. Le commandant Alias lui-même, deux ou trois fois, a menacé de son revolver des épaves mornes, rencontrées sur les routes, et qui répondaient de travers à ses questions. On a tellement envie de tenir sous la main le responsable d’un désastre, et, le supprimant, de tout sauver ! Les hommes en fuite sont responsables de la fuite, puisqu’il n’y aurait point de fuite sans hommes en fuite. Si donc on braque son revolver, tout ira bien… Mais il s’agit bien là d’enterrer les malades pour supprimer la maladie. Le commandant Alias, en fin de compte, rentrait en poche son revolver, ce revolver ayant pris tout à coup, à ses propres yeux, un aspect trop pompeux, comme un sabre d’opéra-comique. Alias sentait bien que ces soldats mornes étaient des effets du désastre, et non des causes.
    Alias sait bien que ces hommes sont les mêmes, exactement les mêmes, que ceux qui, ailleurs, aujourd’hui encore, acceptent de mourir. Cent cinquante mille, depuis quinze jours, ont accepté. Mais il est de fortes têtes qui exigent qu’on leur fournisse un bon prétexte.
    Il est difficile de le formuler.
    Le coureur va courir la course de sa vie contre des coureurs de sa classe. Mais il s’aperçoit, dès le départ, qu’il traîne au pied un boulet de forçat. Les concurrents sont légers comme des ailes. La lutte ne signifie plus rien. L’homme abandonne :
    — Ça ne compte pas…
    — Mais si ! Mais si !…
    Qu’inventer pour décider l’homme à tout engager de soi-même, quand même, dans une course qui n’est plus une course ?
    Alias connaît bien ce que pensent les soldats. Ils pensent aussi :
    — Ça ne compte pas…
    Alias rentre son revolver et cherche une bonne réponse.
    Il n’est qu’une bonne réponse. Une seule. Je défie quiconque d’en trouver une autre :
    — Votre mort ne changera rien. La défaite est consommée. Mais il convient qu’une défaite se manifeste par des morts. Ce doit être un deuil. Vous êtes de service pour jouer le rôle.
    — Bien, mon Commandant.
    Alias ne méprise pas les fuyards. Il sait trop bien que sa bonne réponse a toujours suffi. Il accepte lui-même la mort. Tous ses équipages acceptent la mort. Il a suffi, pour nous aussi, de cette bonne réponse, à peine déguisée :
    — C’est bien embêtant… Mais ils y tiennent à l’état-major. Ils y tiennent beaucoup… c’est comme ça…
    — Bien, mon Commandant.
    Je crois très simplement que ceux qui sont morts servent de caution aux autres.

XIV
    J’ai tellement vieilli que j’ai tout laissé en arrière. Je regarde la grande plaque miroitante de ma vitrine. Là-dessous sont les hommes. Des infusoires sur une lamelle de microscope. Peut-on s’intéresser aux drames de famille des infusoires ?
    N’était cette douleur au cœur qui me semble vivante, je sombrerais dans des rêveries vagues, comme un tyran vieilli. Voilà dix minutes j’inventais cette histoire de figurant. C’était faux à vomir. Lorsque j’ai aperçu les chasseurs ai-je songé à de tendres soupirs ? J’ai songé à des guêpes pointues. Ça oui. Elles étaient minuscules, ces saletés.
    J’ai pu inventer sans dégoût cette image de robe à traîne ! Je n’ai pas songé à une robe à traîne, pour la bonne raison que mon propre sillage, je ne l’ai jamais aperçu ! De cette carlingue où je suis emboîté comme une pipe dans un étui, il m’est impossible de rien observer en arrière de moi. Je regarde en arrière par les yeux de mon mitrailleur. Et encore ! Si les laryngophones ne sont pas en panne ! Et mon mitrailleur ne m’a jamais dit : « Voilà des prétendants amoureux de nous, qui suivent notre robe à traîne…»
    Il n’est plus là que scepticisme et jonglerie. Certes j’aimerais croire, j’aimerais lutter, j’aimerais vaincre. Mais on a beau faire semblant de croire, de lutter et de vaincre en incendiant ses propres villages, il est bien difficile d’en tirer quelque exaltation.
    Il est difficile d’exister. L’homme n’est qu’un nœud de relations, et voilà que mes liens ne valent plus grand-chose.
    Qu’y a-t-il en moi qui soit en panne ? Quel est le secret des échanges ? D’où vient qu’en d’autres circonstances ce qui m’est maintenant abstrait et lointain me puisse bouleverser ? D’où vient qu’une parole, un geste, puissent faire des ronds à n’en plus finir, dans

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