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Pilote de guerre

Pilote de guerre

Titel: Pilote de guerre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Antoine de Saint-Exupéry
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de gauche. Mais celle de droite résiste toujours.
    Il me serait maintenant possible d’effectuer ma descente à une vitesse de vol tolérable, si je réduisais du moins le moteur sur lequel déjà je puis agir, le moteur de gauche. Mais si je réduis le moteur de gauche, il me faudra compenser la traction latérale du moteur de droite, laquelle tendra évidemment à faire pivoter l’avion vers la gauche. Il me faudra résister à cette rotation. Or, le palonnier, dont dépend cette manœuvre, est, lui aussi, entièrement gelé. Il m’est donc interdit de rien compenser. Si je réduis le moteur de gauche, je pars en vrille.
    Je n’aurai donc d’autre ressource que de prendre le risque de dépasser, au cours de ma descente, le régime théorique de rupture. Trois mille cinq cents tours : danger de rupture.
    Tout cela est absurde. Rien n’est au point. Notre monde est fait de rouages qui ne s’ajustent pas les uns aux autres. Ce ne sont point les matériaux qui sont en cause, mais l’Horloger. L’Horloger manque.
    Après neuf mois de guerre, nous n’avons pas encore réussi à faire adapter, par les industries dont elles dépendent, les mitrailleuses et les commandes au climat de la haute altitude. Et ce n’est pas à l’incurie des hommes que nous nous heurtons. Les hommes, pour la plupart, sont honnêtes et consciencieux. Leur inertie, presque toujours, est un effet, et non une cause, de leur inefficacité.
    L’inefficacité pèse sur nous tous comme une fatalité. Elle pèse sur les fantassins armés de baïonnettes face à des tanks. Elle pèse sur les équipages qui luttent un contre dix. Elle pèse sur ceux-là mêmes qui devraient avoir pour mission de modifier mitrailleuses et commandes.
    Nous vivons dans le ventre aveugle d’une administration. Une administration est une machine. Plus une administration est perfectionnée, plus elle élimine l’arbitraire humain. Dans une administration parfaite, où l’homme joue un rôle d’engrenage, la paresse, la malhonnêteté, l’injustice n’ont plus l’occasion de sévir.
    Mais, de même que la machine est bâtie pour administrer une succession de mouvements prévus une fois pour toutes, de même l’administration ne crée point non plus. Elle gère. Elle applique telle sanction à telle faute, telle solution à tel problème. Une administration n’est pas conçue pour résoudre des problèmes neufs. Si dans une machine à emboutir, on introduit des pièces de bois, il n’en sortira point des meubles. Il faudrait, pour que la machine s’adaptât, qu’un homme disposât du droit de la bousculer. Mais dans une administration, conçue pour parer aux inconvénients de l’arbitraire humain, les engrenages refusent l’intervention de l’homme. Ils refusent l’Horloger.
    Je fais partie du Groupe 2/33 depuis novembre. Mes camarades, dès mon arrivée, m’ont averti :
    — Tu te promèneras en Allemagne sans mitrailleuses ni commandes.
    Puis, pour me consoler.
    — Rassure-toi. Tu n’y perds rien. Les chasseurs vous abattent toujours avant qu’on les ait aperçus.
    En mai, six mois plus tard, les mitrailleuses et les commandes gèlent encore.
    Je songe à une formule vieille comme mon pays : « En France, quand tout semble perdu, un miracle sauve la France. » J’ai compris pourquoi. Il est arrivé parfois qu’un désastre ayant détraqué la belle machine administrative, et celle-ci s’étant avérée irréparable, on lui a substitué, faute de mieux, de simples hommes. Et les hommes ont tout sauvé.
    Quand une torpille aura réduit en cendres le ministère de l’Air, on convoquera, dans l’urgence, n’importe quel caporal, et on lui dira :
    Vous êtes chargé de dégeler les commandes. Vous avez tous les droits. Débrouillez-vous. Mais si dans quinze jours elles gèlent encore, vous irez au bagne.
    Les commandes peut-être, alors, dégèleront.
    Je connais cent illustrations de cette tare. Les commissions de réquisition d’un département du Nord, par exemple, ont réquisitionné des génisses pleines, et transformé ainsi les abattoirs en cimetière de fœtus. Aucun rouage de la machine, aucun colonel du service des réquisitions n’avait qualité pour agir autrement que comme rouage. Ils obéissaient tous à un autre rouage, comme dans une montre. Toute révolte était inutile. C’est pourquoi cette machine, une fois qu’elle a commencé de se détraquer, s’est employée allègrement à abattre des génisses pleines.

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