Pilote de guerre
oncles font les cent pas, et bâtissent lentement, dans une conscience d’enfant, quelque chose d’aussi fabuleux que l’immensité des mers.
Je découvre de mes dix mille mètres un territoire de l’envergure d’une province, et cependant tout s’est rétréci jusqu’à m’étouffer. Je dispose ici de moins d’espace que je n’en disposais dans ce grain noir.
J’ai perdu le sentiment de l’étendue. Je suis aveugle à l’étendue. Mais j’en ai comme soif. Et il me semble toucher ici une commune mesure de toutes les aspirations de tous les hommes.
Quand un hasard éveille l’amour, tout s’ordonne dans l’homme selon cet amour, et l’amour lui apporte le sentiment de l’étendue. Quand j’habitais le Sahara, si des Arabes, surgissant la nuit autour de nos feux, nous avertissaient de menaces lointaines, le désert se nouait et prenait un sens. Ces messagers avaient bâti son étendue. Ainsi de la musique quand elle est belle. Ainsi d’une simple odeur de vieille armoire, quand elle réveille et noue les souvenirs. Le pathétique, c’est le sentiment de l’étendue.
Mais je comprends aussi que rien de ce qui concerne l’homme ne se compte, ni ne se mesure. L’étendue véritable n’est point pour l’œil, elle n’est accordée qu’à l’esprit. Elle vaut ce que vaut le langage, car c’est le langage qui noue les choses.
Il me semble désormais entrevoir mieux ce qu’est une civilisation. Une civilisation est un héritage de croyances, de coutumes et de connaissances, lentement acquises au cours des siècles, difficiles parfois à justifier par la logique, mais qui se justifient d’elles-mêmes, comme des chemins, s’ils conduisent quelque part, puisqu’elles ouvrent à l’homme son étendue intérieure.
Une mauvaise littérature nous a parlé du besoin d’évasion. Bien sûr, on s’enfuit en voyage à la recherche de l’étendue. Mais l’étendue ne se trouve pas. Elle se fonde. Et l’évasion n’a jamais conduit nulle part.
Quand l’homme a besoin, pour se sentir homme, de courir des courses, de chanter en chœur, ou de faire la guerre, ce sont déjà des liens qu’il s’impose afin de se nouer à autrui et au monde. Mais combien pauvres ! Si une civilisation est forte, elle comble l’homme, même si le voilà immobile.
Dans telle petite ville silencieuse, sous la grisaille d’un jour de pluie, j’aperçois une infirme cloîtrée qui médite contre sa fenêtre. Qui est-elle ? Qu’en a-t-on fait ? Je jugerai, moi, la civilisation de la petite ville à la densité de cette présence. Que valons-nous une fois immobiles ?
Dans le dominicain qui prie il est une présence dense. Cet homme n’est jamais plus homme que quand le voilà prosterné et immobile. Dans Pasteur qui retient son souffle au-dessus de son microscope, il est une présence dense. Pasteur n’est jamais plus homme que quand il observe. Alors il progresse. Alors il se hâte. Alors il avance à pas de géant, bien qu’immobile, et il découvre l’étendue. Ainsi Cézanne immobile et muet, en face de son ébauche, est d’une présence inestimable. Il n’est jamais plus homme que lorsqu’il se tait, éprouve et juge. Alors sa toile lui devient plus vaste que la mer.
Étendue accordée par la maison d’enfance, étendue accordée par ma chambre d’Orconte, étendue accordée à Pasteur par le champ de son microscope, étendue ouverte par le poème, autant de biens fragiles et merveilleux que seule une civilisation distribue, car l’étendue est pour l’esprit, non pour les yeux, et il n’est point d’étendue sans langage.
Mais comment ranimer le sens de mon langage, à l’heure où tout se confond ? Où les arbres du parc sont à la fois navire pour les générations d’une famille, et simple écran qui gêne l’artilleur. Où le pressoir des bombardiers, qui pèse lourdement sur les villes, a fait couler un peuple entier le long des routes, comme un jus noir. Où la France montre le désordre sordide d’une fourmilière éventrée. Où l’on lutte, non contre un adversaire palpable, mais contre des palonniers qui gèlent, des manettes qui coincent, des boulons qui foirent…
— Pouvez descendre !
Je puis descendre. Je descendrai. J’irai sur Arras à basse altitude. J’ai mille années de civilisation derrière moi pour m’y aider. Mais elles ne m’y aident point. Ce n’est pas l’heure, sans doute, des récompenses.
À huit cents kilomètres-heure et à trois mille
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