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Pilote de guerre

Pilote de guerre

Titel: Pilote de guerre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Antoine de Saint-Exupéry
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une destinée ? D’où vient que, si je suis Pasteur, le jeu des infusoires eux-mêmes pourra me devenir pathétique au point qu’une lamelle de microscope m’apparaîtra comme un territoire autrement vaste que la forêt vierge, et me permettra de vivre, penché sur elle, la plus haute forme de l’aventure ?
    D’où vient que ce point noir qui est une maison d’hommes, là en bas…
    Et il me revient un souvenir.
    Lorsque j’étais petit garçon… je remonte loin dans mon enfance. L’enfance, ce grand territoire d’où chacun est sorti ! D’où suis-je ? Je suis de mon enfance. Je suis de mon enfance comme d’un pays. Donc, quand j’étais petit garçon, j’ai vécu un soir une drôle d’expérience.
    J’avais cinq ou six ans. Il était huit heures. Huit heures, l’heure où les enfants doivent dormir. Surtout l’hiver, car il fait nuit. Cependant on m’avait oublié.
    Or il était au rez-de-chaussée de cette grande maison de campagne un vestibule qui me paraissait immense, et sur lequel donnait la pièce chaude où nous, les enfants, nous dînions. J’avais toujours craint ce vestibule, à cause peut-être de la faible lampe qui, vers le centre, le tirait à peine hors de sa nuit, un signal plutôt qu’une lampe, à cause des hautes boiseries qui craquaient dans le silence, à cause aussi du froid. Car on y débouchait, de pièces lumineuses et chaudes, comme dans une caverne.
    Mais ce soir-là, me voyant oublié, je cédai au démon du mal, me hissai sur la pointe des pieds jusqu’à la poignée de la porte, la poussai doucement, débouchai dans le vestibule, et m’en fus, en fraude, explorer le monde.
    Le craquement des boiseries, cependant, me parut un avertissement de la colère céleste. J’apercevais vaguement, dans la pénombre, les grands panneaux réprobateurs. N’osant poursuivre, je fis tant bien que mal l’ascension d’une console, et, le dos appuyé contre le mur, je demeurai là, les jambes pendantes, le cœur battant, comme le font tous les naufragés, sur leur récif, en pleine mer.
    C’est alors que s’ouvrit la porte d’un salon, et que deux oncles, lesquels m’inspiraient une terreur sacrée, refermant cette porte derrière eux sur le brouhaha et les lumières, commencèrent de déambuler dans le vestibule.
    Je tremblais d’être découvert. L’un d’eux, Hubert, était pour moi l’image de la sévérité. Un délégué de la justice divine. Cet homme, qui n’eût jamais donné une chiquenaude à un enfant, me répétait, en fronçant des sourcils terribles, à l’occasion de chacun de mes crimes : « La prochaine fois que j’irai en Amérique, j’en rapporterai une machine à fouetter. On a tout perfectionné en Amérique. C’est pourquoi les enfants, là-bas, sont la sagesse même. Et c’est aussi un grand repos pour les parents…»
    Moi, je n’aimais pas l’Amérique.
    Or, voici qu’ils déambulaient, sans m’apercevoir, de long en large, le long de ce vestibule glacial et interminable. Je les suivais des yeux et des oreilles, retenant mon souffle, pris de vertige. « L’époque présente », disaient-ils… Et ils s’éloignaient, avec leur secret pour grandes personnes, et je me répétais : « L’époque présente…» Puis ils revenaient comme une marée qui eût, de nouveau, roulé vers moi ses indéchiffrables trésors. « C’est insensé, disait l’un à l’autre, c’est positivement insensé…» Je ramassais la phrase comme un objet extraordinaire. Et je répétais lentement, pour essayer le pouvoir de ces mots sur ma conscience de cinq ans : « C’est insensé, c’est positivement insensé…»
    Donc la marée éloignait les oncles. La marée les ramenait. Ce phénomène, qui m’ouvrait sur la vie des perspectives encore mal éclairées, se reproduisait avec une régularité stellaire, comme un phénomène de gravitation. J’étais bloqué sur ma console, pour l’éternité, auditeur clandestin d’un conciliabule solennel, au cours duquel mes deux oncles, qui savaient tout, collaboraient à la création du monde. La maison pouvait tenir encore mille ans, deux oncles, mille années durant, battant le long du vestibule avec la lenteur d’un pendule d’horloge, continueraient d’y donner le goût de l’éternité.
    Ce point que je regarde est sans doute une maison d’hommes à dix kilomètres sous moi. Et je n’en reçois rien. Cependant il s’agit là, peut-être, d’une grande maison de campagne, où deux

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