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Pilote de guerre

Pilote de guerre

Titel: Pilote de guerre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Antoine de Saint-Exupéry
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cinq cent trente tours-minute, je perds mon altitude.
    J’ai quitté, en virant, un soleil polaire exagérément rouge. Devant moi, à cinq ou six kilomètres au-dessous de moi, j’aperçois une banquise de nuages à front rectiligne. Toute une partie de la France est ensevelie dans leur ombre. Arras est dans leur ombre. J’imagine qu’au-dessous de ma banquise tout est noirâtre. Il s’agit là du ventre d’une grande soupière où mijote la guerre. Embouteillage de routes, incendies, matériels épars, villages écrasés, pagaille… immense pagaille. Ils s’agitent dans l’absurde, sous leur nuage, comme des cloportes sous leur pierre.
    Cette descente ressemble à une ruine. Il nous faudra patauger dans leur boue. Nous retournons à une sorte de barbarie délabrée. Tout se décompose, là en bas ! Nous sommes semblables à de riches voyageurs qui, ayant vécu longtemps dans des pays à corail et à palmes, reviennent, une fois ruinés, partager, dans la médiocrité natale, les plats graisseux d’une famille avare, l’aigreur des querelles intestines, les huissiers, la mauvaise conscience des soucis d’argent, les faux espoirs, les déménagements honteux, les arrogances d’hôtelier, la misère et la mort puante à l’hôpital. Elle est propre ici au moins la mort ! Une mort de glace et de feu. De soleil, de ciel, de glace et de feu. Mais, là en bas, cette digestion par la glaise !

XV
    — Cap au Sud, Capitaine. Notre altitude, ferions mieux de la liquider en zone française !
    À regarder ces routes noires, que déjà je puis observer, je comprends la paix. Dans la paix tout est bien enfermé en soi-même. Au village, le soir, rentrent les villageois. Dans les greniers rentrent les graines. Et l’on range le linge plié dans les armoires. Aux heures de paix, on sait où trouver chaque objet. On sait où joindre chaque ami. On sait aussi où l’on ira dormir le soir. Ah ! la paix meurt quand le canevas se délabre, quand on n’a plus de place au monde, quand on ne sait plus où joindre qui l’on aime, quand l’époux qui va sur la mer n’est pas rentré.
    La paix est lecture d’un visage qui se montre à travers les choses, quand elles ont reçu leur sens et leur place. Quand elles font partie de plus vaste qu’elles, comme les minéraux disparates de la terre une lois qu’ils sont noués dans l’arbre.
    Mais voici la guerre.
    Je survole donc des routes noires de l’interminable sirop qui n’en finit plus de couler. On évacue, dit-on, les populations. Ce n’est déjà plus vrai. Elles s’évacuent d’elles-mêmes. Il est une contagion démente dans cet exode. Car où vont-ils, ces vagabonds ? Ils se mettent en marche vers le Sud, comme s’il était, là-bas, des logements et des aliments, comme s’il était, là-bas, des tendresses pour les accueillir. Mais il n’est, dans le Sud, que des villes pleines à craquer, où l’on couche dans les hangars et dont les provisions s’épuisent. Où les plus généreux se font peu à peu agressifs à cause de l’absurde de cette invasion qui, peu à peu, avec la lenteur d’un fleuve de boue, les engloutit. Une seule province ne peut ni loger ni nourrir la France !
    Où vont-ils ? Ils ne savent pas ! Ils marchent vers des escales fantômes, car à peine cette caravane aborde-t-elle une oasis, que déjà il n’est plus d’oasis. Chaque oasis craque à son tour, et à son tour se déverse dans la caravane. Et si la caravane aborde un vrai village qui fait semblant de vivre encore, elle en épuise, dès le premier soir, toute la substance. Elle le nettoie comme les vers nettoient un os.
    L’ennemi progresse plus vite que l’exode. Des voitures blindées, en certains points, doublent le fleuve qui, alors, s’empâte et reflue. Il est des divisions allemandes qui pataugent dans cette bouillie, et l’on rencontre ce paradoxe surprenant qu’en certains points ceux-là mêmes qui tuaient ailleurs, donnent à boire.
    Nous avons cantonné, au cours de la retraite, dans une dizaine de villages successifs. Nous avons trempé dans la tourbe lente qui lentement traversait ces villages :
    — Où allez-vous ?
    — On ne sait pas.
    Jamais ils ne savaient rien. Personne ne savait rien. Ils évacuaient. Aucun refuge n’était plus disponible. Aucune route n’était plus praticable. Ils évacuaient quand même. On avait donné dans le Nord un grand coup de pied dans la fourmilière, et les fourmis s’en allaient. Laborieusement.

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