Potion pour une veuve
déambuler, le vent qui avait si régulièrement gonflé la voilure se fit instable. Une rafale soudaine souleva ses jupes et son voile, puis le calme revint. Les oriflammes colorées retombèrent sur la mâture. Devant elle, le timonier était en discussion avec le capitaine et son second. Il indiquait un point à tribord ; Clara regarda dans cette direction et vit une masse de nuages noirs qui couraient vers eux. Soudain les oriflammes et les voiles se mirent à claquer. Le capitaine lança un ordre ; son cri fut repris par d’autres voix, et instantanément les quelque deux cents hommes d’équipage cessèrent toute activité personnelle pour reformer des équipes parfaitement aguerries.
— Rentrez, madame, il vaudrait mieux, dit le second.
Clara et Mundina se réfugièrent dans leur cabine.
Le bateau roulait et tanguait ; la pluie s’abattait contre leur hublot ; un marin entra précipitamment pour le fermer. Autour d’elles, l’orage invisible faisait rage. Le vent hurlait, le gréement craquait, le tonnerre retentissait si fort qu’elles croyaient chaque fois avoir été touchées et, sans cesse, l’eau cherchait à pénétrer le navire. Elle martelait le château, s’écrasait contre les flancs du vaisseau, tambourinait sur le pont.
— Nous allons sombrer ? demanda Clara.
— Je n’en sais rien, répondit Mundina. J’espère que non. Les orages d’été ne sont pas aussi terribles que ceux qui surviennent plus tard dans l’année. Ils provoquent rarement des naufrages. J’ai tout de même entendu parler de marins imprudents qui étaient passés par-dessus bord.
— Cela m’importe peu, soupira Clara. Si nous n’étions pas sur ce vaisseau, je serais déjà vendue. Je préfère me noyer libre que de vivre esclave.
— Je me demande ce qui est pire. Au moins les esclaves ont une chance de recouvrer la liberté. Ce sont des choses qui arrivent. Mais quand on est mort, on est mort.
Terrorisées, plongées dans l’obscurité, elles passèrent ainsi des heures à débattre de ce problème.
Vers minuit, l’orage parut diminuer. Épuisées par la peur et le manque de sommeil, Mundina et Clara se glissèrent l’une dans son lit, l’autre dans son hamac, malgré le roulis et le tangage du navire. Avant le matin, le ciel s’éclaircit, le vent retomba et le nettoyage commença à bord. Trempé, fatigué, toujours à son poste, l’officier de navigation calcula de combien ils avaient été déportés et détermina une nouvelle route. Le soleil se leva sur un navire remis en ordre et un équipage affairé. Vers midi, la routine était rétablie, et un tonneau fut mis en perce.
— C’est à peine croyable, fit Clara quand Mundina et elle sortirent prudemment de leur cabine. Je croyais que le bateau s’était disloqué.
— Il l’a été, dit une voix derrière elle.
Elle baissa les yeux et vit la tête de Yusuf apparaître en haut de l’escalier du pont inférieur.
— J’étais dans la partie réduite en pièces.
— Vous n’avez pas l’air mouillé, dit-elle.
— Je ne le suis pas. Rien qu’un peu contusionné. Je suis tombé de mon hamac. Comment allez-vous ?
— Je vais bien. Pourquoi ne vous a-t-on pas vu ? Vous avez le droit au pont, non ?
— Certainement. Je croyais qu’ils vous avaient enfermées. Je viens ici pour prendre l’air et faire de l’exercice, même si les matelots me disent que, pour ça, je n’ai qu’à grimper dans le gréement et leur donner un coup de main. Moi, je suis d’accord, mais ce sont eux qui ne veulent pas.
— Nous ne sortons pas, expliqua-t-elle dans un murmure, quand Gueralt est sur le pont. Je crains qu’il ne me reconnaisse.
— Il est plus curieux qu’une vieille chatte.
— Il doit s’ennuyer. Un bateau, c’est monotone, se plaignit Clara. Je n’ai même pas de travaux d’aiguille.
— Quelqu’un pourrait vous prêter un livre, suggéra Yusuf.
— Oui, si ce n’est pas trop difficile. Je n’en ai pas vu depuis longtemps. Que faites-vous quand vous ne tombez pas de votre hamac ?
— Il y a là un père dominicain qui connaît ma langue. Il m’aide à apprendre à l’écrire et m’enseigne plus de mots qu’il ne m’en faut. Il m’a donné un livre plein de pages blanches où écrire. Je vais m’en servir pour tenir le journal de cette traversée. Je vais commencer ce matin, si personne n’a besoin de cette petite table, et je vais décrire notre départ du port, le bateau et la
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