Pour les plaisirs du Roi
dois en conclure que le roi jusqu'alors m'a fait l'avance de ces fonds. C'est cela ?
— Effectivement.
— Il doit y avoir un malentendu.
— Je ne pense pas.
Terray se cala sur sa banquette avec un petit sourire d'ecclésiastique ravi.
— Écoutez-moi bien, je ne sais pas ce que vous manigancez là, mais il n'a jamais été question de prêt. Cet argent, le roi m'en a fait don. Comprenez-vous ?
Terray quitta sa mine réjouie.
— Monsieur, le roi…
Il n'eut pas le temps d'achever que je me penchai vivement vers lui en le prenant à deux mains par les pans de sa veste.
— Je répète, odieux bouffon : je ne dois rien à personne. Il me semble que vous en prenez un peu trop à vos aises avec moi. Je suis certain que vous me chantez là un air de votre composition pour vous faire bien voir. Lorsque le roi donne, il ne reprend pas. Et ce n'est pas un abbé lubrique qui se mêlera de nos affaires, lui crachai-je au visage en le poussant vigoureusement en arrière.
Sa perruque s'en retrouva toute de guingois.
— N'attendez pas de nouvel avertissement de ma part, repris-je. Il n'y en aura pas. Est-ce clair ?
Les deux yeux écarquillés au milieu de sa face couperosée, l'abbé ne répondit rien, mais l'expression de sa frayeur disait son acquiescement. Je hélai ensuite le cocher pour qu'il s'arrêtât. En descendant, je lançai à Terray un regard qui valait la plus éloquente des conclusions.
Vous devez penser que j'avais perdu la raison d'oser ainsi m'attaquer à ce puissant comptable du Trésor. Peut-être, mais j'étais résolu à ne plus tolérer les vexations de gens qui, au fond, me devaient beaucoup de leur prospérité. Et puis, j'étais certain que le bougre avait décidé de sa propre initiative de jouer les justiciers. De toute façon, il faisait beau voir qu'on m'envoyât la troupe. J'étais passablement remonté. De retour chez moi, j'écrivis à Jeanne l'ignominie de Terray. Si on ne voulait plus me voir, ou me faire des maquignonnages, on devrait me le dire en face, lui expliquai-je. Elle me répondit que j'étais un homme violent et que j'avais eu tort de malmener l'abbé. Moi, un homme violent ? Voilà la fable qu'on se piquait maintenant de raconter. Et c'était Jeanne qui osait en plus s'en faire l'interprète. Très bien. Puisqu'on voulait la guerre, je me résolus à fourbir mes armes.
Nous étions à l'automne de 1771 quand des pamphlets forts grivois sur la favorite commencèrent à fleurir un peu partout dans Paris. On y relatait de manière très précise le parcours de Jeanne, ainsi que de nombreux épisodes scabreux, mais très vrais, de ses années de service dans ma maison. Un, en particulier, faisait nommément état de son père et de sa mère en des termes peu amènes, dévoilant au public sa peu reluisante ascendance. L'auteur de ces libelles paraissait bien informé. Je le sais d'autant mieux car c'était moi le père de cette impertinente littérature. J'en vois qui s'apprêtent à quitter ce récit. Qu'ils le fassent ! On ne les regrettera pas. Que croient-ils ? Bien sûr, ce n'est pas très élégant de se venger ainsi. Je n'ai pas besoin d'eux pour le savoir. Mais me laissait-on le choix ? Bref, une demi-douzaine de ces petits sonnets égaya Paris et le faubourg tout l'automne. À Versailles, Jeanne en eut rapidement connaissance – M. de Sartine savait se rendre indispensable à ses nouveaux maîtres. D'abord, personne ne soupçonna que j'en étais l'instigateur. Ce ne fut qu'au bout de trois ou quatre sonnets qu'on eut des doutes. Trop de détails privés venaient en dénoncer le possible rédacteur. Tenez, je vous en donne un pour que vous jugiez.
Drôlesse
Où prends-tu donc ta fierté ?
Princesse,
D'où te vient ta dignité ?
Si jamais ton teint se fane ou se pèle,
Au train
De catin
Le public te rappelle.
Lorsque tu vivais de la messe,
De ton père Gomard,
Que la Rançon volait la graisse
Pour joindre à ton morceau de lard,
Tu n'étais pas si fière,
Et n'en valait que mieux.
Baisse ta tête altière,
Au moins devant mes yeux.
Drôlesse,
Où prends-tu donc ta fierté ?
Princesse,
Te souvient-il du passé ?
Alors ? Avouez que la chose est plutôt bien tournée. Je dois cependant signaler que deux ou trois autres furent publiés sans qu'ils ne fussent de mon fait : ils sont d'ailleurs moins bons. Vous savez comment sont les chansonniers, ils aiment à s'emparer d'un sujet à la mode. Bref, le résultat ne se fit pas
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