Pour les plaisirs du Roi
prisés. Je pris l'habitude de me rendre au Procope pour boire un chocolat, ou au Café de la Régence pour écouter les conversations en prenant bien garde de ne pas attirer l'attention, afin de me familiariser avec la gazette des potins du jour en même temps que j'observais les mœurs de mes nouveaux concitoyens. J'oublie de préciser que j'avais pris à mon service un laquais qui, outre qu'il était passablement grand, connaissait la ville comme ses poches. Il avait été cinq ans au service d'un gentilhomme dont la fortune s'était consumée en bamboches avant qu'il ne perde la vie dans un duel. À ce propos, il n'est de ville en Europe où il y ait tant de domestiques. Paris est une cité de maîtres et de valets : ils ne sont pas moins de quarante mille, m'a-t-on dit, à se louer. Tout le monde, ici, veut se faire servir et, dans les bonnes maisons, on en compte souvent une trentaine. Cette mode est passée chez les bourgeois, où même les moins aisés s'en offrent un – ou une –, voire deux. Bref, qui n'a pas son domestique n' est pas. Ils sont généralement bien traités, alors que leurs manières ne sont pas toujours des plus civiles. Le mien était d'assez bonne figure, et même si sa moralité me parut douteuse, je ne m'en inquiétai toutefois pas car pour tous ceux qui ambitionnèrent d'entrer à mon service, ce défaut fut souvent la meilleure des références. En sa compagnie, je découvris la promenade des jardins des Tuileries et celle du Luxembourg, assurément les mieux fréquentées de la ville, mais également celle moins recommandable des Champs-Élysées. Il m'indiqua aussi une ou deux maisons à l'accueil des plus chaleureux, affirmait-il, mais je déclinai l'invitation.
Un matin, le tailleur me fit livrer mes nouveaux habits dont je brûlais de me vêtir pour en apprécier l'ajustement. Le commerçant n'usurpait pas sa réputation. Car si, en toute modestie, j'ai naturellement la taille bien prise, la qualité de ma mise me conférait maintenant une allure que les princes n'ont pas toujours. À Paris plus qu'ailleurs, l'habit fait le moine : je le vérifiai rapidement à l'intérêt nouveau que ma présence suscita au Procope et aux Tuileries. Pour faire bonne mesure, je donnai un louis à mon valet afin qu'il troque sa tenue défraîchie contre une plus en accord avec la superbe de son maître. Le lendemain, je décidai de me rendre au Théâtre-Français afin de faire profit de mon équipage auprès du beau monde. On jouait une pièce dont je ne me souviens pas du nom et qui était fort médiocre, le seul intérêt résidant en Mlle Clairon qui y interprétait avec talent un rôle mal écrit. Mais, dans les théâtres parisiens, les acteurs ne sont pas uniquement sur la scène : la comédie se déroule aussi des coulisses au parterre en passant, bien sûr, par les loges du balcon. C'est là qu'il faut se faire reconnaître lorsque l'on est inconnu ; c'est là aussi qu'il faut feindre de se dissimuler quand on est célèbre. J'étais présentement dans le premier cas ; toutefois, je me gardais bien de lier connaissance, adoptant une mine mystérieuse, presque grave, qui plus sûrement que de longues politesses suscite inévitablement l'attraction. Quelques sourires féminins auxquels je répondais par d'imperceptibles hochements de tête me gagnèrent encore plus l'estime des loges. Ce petit jeu dura deux soirs, le troisième, une jeune beauté assise à mes côtés engagea franchement la conversation. Je décidai de lever mon vœu de silence. Comme vous pouvez l'imaginer, la belle n'était pas issue d'une branche princière, bien que sa toilette et son expression fussent soignées. Elle me demanda si j'étais quelque étranger de passage à Paris, convaincue de me voir pour la première fois en ces lieux. Je lui répondis qu'elle n'était pas loin du compte, mais, si nous bavardâmes fort aimablement, je ne dévoilai pas mon identité, préférant signer cette rencontre d'une invitation à nous revoir le lendemain pour prendre un chocolat près du Luxembourg. Je m'esquivai avant minuit.
Vous devez me trouver bien timide, surtout après que je vous ai narré quelques-uns de mes exploits de province. Ce serait pourtant une erreur de croire que je ne cultive pas une certaine forme de prudence. Bien sûr, elle m'est toute particulière, mais elle a fait ses preuves. Ma vie a été faite de coups de têtes irréfléchis, toujours suivis de beaucoup de calculs quant à leurs conséquences.
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