Prophétie

connais à peine et que je ne l’aime pas davantage que toi.
    — Il savait qu’une femme n’allait pas l’éconduire… Je vais aller m’occuper de lui, ajoutai-je en me renfrognant.
    — Matthew, dit-elle gentiment. Ne sois pas trop dur avec lui. Je crois qu’il est très mal en point.
    — On verra. »
     
     
    On l’avait transporté dans une chambre à coucher. Apercevant une petite raquette placée sur un coffre en bois, je devinai qu’il s’agissait de l’ancienne chambre de Samuel. Penchée au-dessus du lit, Margaret essayait de faire boire quelque chose à Bealknap, couché, en chemise, dans le lit. Son triste état me choqua. Dans la lumière de la bougie posée sur la table de chevet, la tête appuyée contre les oreillers, il étaitpâle comme la mort. Il avait quand même toute sa conscience et fixait sur moi un regard épouvanté, hagard.
    Margaret se tourna vers moi, à l’évidence bouleversée. Elle avait, elle aussi, vu le cadavre de Roger. « J’essaie de lui faire boire de la bière légère, dit-elle.
    — Laissez-nous, je vous prie », dis-je doucement.
    Elle reposa la tasse et quitta la pièce. Cela faisait drôle de voir Bealknap de si près et si désemparé. Ses cheveux blonds clairsemés étaient dépeignés, et la calvitie avait déjà gagné tout le dessus du crâne. La bière avait coulé autour de sa bouche. Il semblait totalement impuissant et son regard angoissé montrait qu’il était conscient de son état.
    « Pourquoi êtes-vous venu là ? fis-je. Vous saviez que le malheur a frappé cette maison.
    — Je savais que… Mme Elliard… était toujours là, répondit-il d’une voix faible, le souffle court. Je savais qu’elle est bonne. Et j’avais… personne d’autre… à qui demander de l’aide.
    — N’importe qui aiderait un confrère avocat en train de défaillir.
    — Pas moi. Tout le monde me déteste. » Il soupira et ferma les yeux quelques instants. « C’est la fin, Shardlake. Ça ne sert à rien que je mange, la nourriture ne fait que traverser mon corps. Le Dr Archer avait affirmé que la dernière purge allait cesser de faire son effet, mais ça continue. Et je saigne parfois, en bas. »
    Je poussai un soupir. « Je vais prier le Dr Malton de venir vous examiner ici.
    — Il est trop tard. Ma vue se brouille et je me sens constamment faible. » Au prix d’un grand effort, il sortit une main décharnée de dessous la courtepointe et saisit mon poignet. Je tâchai de ne pas faire la grimace devant ce geste inattendu. « Je ne crois pas en Dieu, chuchota-t-il, sans détacher de mon visage son douloureux regard. Depuis mon enfance. Le monde est un champ de bataille divisé entre prédateurs et proies. Les règlements et les dispositions du droit ne servent qu’à masquer cette évidence. Mais aujourd’hui j’ai peur. Les catholiques affirment que si l’on se confesse et si l’on se repent à l’article de la mort, Dieu nous recevra au paradis. J’ai besoin d’un prêtre, d’un prêtre à l’ancienne manière.
    — Je vais envoyer chercher le Dr Malton. Il se peut qu’il connaisse un prêtre qui acceptera de vous confesser. Mais je pense qu’un traitement adéquat peut vous remettre sur pied, Bealknap. Je vais vous renvoyer Margaret. » Je tentai de me relever, mais il continuait à me serrer le poignet avec une force surprenante.
    « Vous êtes croyant, n’est-ce pas ? » demanda-t-il.
    J’hésitai un instant. « Je n’ai aucune… certitude. Et ce depuis quelque temps. »
    Il parut surpris. « Je vous ai toujours imaginé croyant. Votre obsession des règles et de la morale, votre façon de me regarder de haut… Je vous prenais pour un dévot.
    — Pas du tout.
    — Alors pourquoi m’aidez-vous en ce moment ? Puisque vous me haïssez ? Je vous ai causé de grands torts. Parce que vous me considériez comme un pou, pas comme un être humain. » Une brève lueur de colère surgit dans les yeux pâles.
    « Vous demeurez pour moi mon semblable. »
    Il parut réfléchir quelques instants, se mordant la lèvre de ses longues dents jaunes. « Il se peut que le prêtre ne vienne pas, qu’il n’arrive pas à temps. Je peux vous révéler un péché au moins, vous avouer ce que j’ai fait. Bien que je ne sache pas pourquoi il m’a demandé ça…
    — Que voulez-vous dire, Bealknap ? Vos propos n’ont ni queue ni tête. »
    Il ferma les yeux. « Il y a presque deux semaines. Après que vous