Prophétie
tristement. Une idée me vint soudain à l’esprit. « Il faisait froid hier soir. Roger devait porter un manteau.
— Oui, en effet.
— Eh bien, où est-il alors ? demandai-je en me renfrognant.
— Je n’en sais rien. » Elle se tut quelques instants, avant de poursuivre son récit. « À dix heures j’ai été surprise qu’il ne soit pas encore de retour. Mais, comme tu sais, si le sujet le passionnait il pouvait rester à discuter des heures durant. » Elle employait l’imparfait. Elle avait accepté la réalité. « J’étais fatiguée et je me suis couchée tôt. Je voulais attendre son retour, mais je me suis endormie. Au petit matin, quand je me suis aperçue qu’il n’était pas à côté de moi, j’ai pensé qu’il s’était couché dans l’autre chambre. C’est ce qu’il fait lorsqu’il rentre tard, pour ne pas me déranger. Et pendant tout ce temps… » Elle s’effondra, enfouit sa tête dans ses mains et sanglota bruyamment. J’essayai de réfléchir. Le client avait demandé à rencontrer Roger dans Wych Street, de l’autre côté de Lincoln’s Inn Fields. Le chemin le plus rapide pour s’y rendre était de traverser le verger. Mais pourquoi le client n’était-il pas venu le jeudi ? J’eus un instant de découragement en pensant que Roger, comme n’importe quel avocat, aurait pris la lettre de l’avoué avec lui. Il n’y avait guère de chances qu’elle ait été laissée sur le corps, et son manteau avait disparu. Toutefois nous avions au moins un nom, Nantwich. Étrange nom…
Je fixai Dorothy, le cœur serré. Ses sanglots se calmèrent. Elle me lança un regard où la colère reflétait la mienne.
« Qui a fait ça ? Roger n’avait pas un seul ennemi. Qui est ce démon ?
— Je le ferai arrêter, Dorothy. Je te le promets.
— Tu vas t’en assurer ?
— Je te le jure. »
Elle chercha ma main et la serra farouchement. « Il faut désormais que tu m’aides à régler mes affaires, Matthew. Je t’en prie. Je suis toute seule.
— Bien sûr. »
Son visage se défit brusquement. « Oh, Roger ! » Elle éclata en sanglots déchirants. Margaret entoura sa maîtresse d’un bras, tandis que je lui tenais la main. Nous formions toujours cet attristant tableau lorsque Elias vint annoncer que le coroner se trouvait en bas et souhaitait me voir séance tenante.
Archibald Browne, le coroner du Middlesex, était un vieillard amer. Il faisait partie de cette vieille engeance de coroners corrompus, capables de laisser des jours durant un cadavre puant dans la rue, attendant pour commencer l’enquête qu’on leur ait réglé leurs honoraires. Petit, chauve, trapu, le visage grêlé, ce n’était pas l’un des experts compétents nommés par les Tudors. En sortant du bâtiment, je le trouvai à côté de l’intendant, les bras enfouis dans les poches de son épais manteau, le regard planté sur le cadavre de Roger. Avec des gestes brusques, l’intendant Rowland éloignait les passants qui s’arrêtaient pour contempler la scène. Le soleil avait déjà fait fondre presque toute la neige. Où était donc Barak ? me demandai-je, agacé.
Rowland me désigna d’un geste.
« Je vous présente le confrère Matthew Shardlake, dit-il à Browne. C’est lui qui a fait réveiller le sergent.
— J’espère que j’obtiendrai de lui des explications plus sensées que de ces deux jeunes gars, grommela le coroner, en posant sur moi ses yeux chassieux. Vous avez parlé à la veuve ?
— Oui, monsieur.
— Comment va-t-elle ?
— Elle pleure, répliquai-je laconiquement.
— Je vais devoir l’interroger. Vous pouvez m’accompagner puisque vous la connaissez. À présent, faites-moi part de ce qui s’est passé, Dieu du ciel ! »
Je lui expliquai comment j’avais découvert le corps, la façon dont Barak avait suivi les empreintes de pas, et lui rapportai les propos de Dorothy sur l’étrange client.
« Nantwich ? répéta l’intendant Rowland en fronçant les sourcils. Je n’en ai jamais entendu parler. Je croyais connaître la plupart des avoués. »
Browne scruta mon visage en plissant les yeux. « Shardlake… Cenom m’est familier, ricana-t-il. Vous êtes l’avocat de Lincoln’s Inn dont le roi s’est gaussé à York, il y a deux ans, pas vrai ? Je reconnais le portrait. »
D’un bossu, pensai-je. Cette histoire allait me poursuivre jusqu’à mon dernier jour. « Nous devons découvrir l’identité
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