Quand un roi perd la France
liesse.
Or, la belle amitié que se
montraient le beau-père et le gendre fut bientôt brouillée. Qui la
brouilla ? L’autre Charles, Monsieur d’Espagne, le beau La Cerda, jaloux
forcément de la faveur qui environnait Navarre, et inquiet d’en voir l’astre
monter si haut dans le ciel de la cour. Charles de Navarre a ce travers commun
à beaucoup de jeunes hommes… et dont je vous engage à vous défendre,
Archambaud… qui est de parler trop quand la fortune leur sourit, et de ne point
résister à faire de méchants mots. La Cerda ne manqua pas de rapporter au roi
Jean les traits de son beau-fils, en les assaisonnant de sa sauce. « Il
vous brocarde, mon cher Sire ; il se croit toutes paroles permises. Vous
ne pouvez tolérer ces atteintes à votre majesté ; et si vous les tolérez,
moi, pour l’amour de vous, je ne les puis supporter. » Et d’instiller
poison dans la tête du roi, jour après jour. Navarre avait dit ci, Navarre
avait fait ça ; Navarre se rapprochait trop du Dauphin ; Navarre intriguait
avec tel officier du Grand Conseil. Il n’y a pas d’homme plus prompt que le roi
Jean à entrer dans une mauvaise idée sur le compte d’autrui ; ni plus
renâclant à en sortir. Il est tout ensemble crédule et buté. Rien n’est plus
aisé que de lui inventer des ennemis.
Bientôt la lieutenance générale en
Languedoc, dont Charles de Navarre avait été gratifié, lui fut retirée. Au
profit de qui ? De Charles d’Espagne. Puis la charge de connétable,
vacante depuis la décapitation de Raoul de Brienne, fut enfin attribuée, mais
pas à Charles de Navarre, à Charles d’Espagne. Des cent mille écus qui devaient
lui être remboursés, Navarre ne vit pas le premier, cependant que présents et
bénéfices ruisselaient sur l’ami du roi. Enfin, enfin, le comté d’Angoulême, au
mépris de tous les accords, fut donné à Monsieur d’Espagne, Navarre devant se
contenter de nouveau d’une vague promesse d’échange.
Alors, entre Charles le Mauvais et
Charles d’Espagne, ce fut d’abord le froid, puis la détestation, et bientôt la
haine ouverte et avouée. Monsieur d’Espagne avait beau jeu de dire au
roi : « Voyez comme j’étais dans le vrai, mon cher Sire ! Votre
gendre, dont j’avais percé les mauvais desseins, s’insurge contre vos volontés.
Il s’en prend à moi, parce qu’il voit que je vous sers trop bien. »
D’autres fois, il feignait de
vouloir s’exiler de la cour, lui qui était au sommet de la faveur, si les
frères Navarre continuaient de médire de lui. Il parlait comme une
maîtresse : « Je m’en irai dans quelque lieu désert, hors de votre
royaume, pour y vivre du souvenir de l’amour que vous m’avez montré. Ou pour y
mourir ! Car loin de vous, l’âme me quittera le corps. » On lui vit
verser des larmes, à cet étrange connétable !
Et comme le roi Jean avait la tête
tout envahie de l’Espagnol, et qu’il ne voyait rien que par ses yeux, il mit
beaucoup d’opiniâtreté à se faire un irréductible ennemi du cousin qu’il avait
choisi pour gendre afin de s’assurer un allié.
Je vous l’ai dit : plus sot que
ce roi-là on ne peut trouver, ni plus nuisible à soi-même… ce qui ne serait
encore que de petit dommage s’il n’était du même coup si nuisible à son
royaume.
La cour ne bruissait plus que de
cette querelle. La reine, bien délaissée, se rencognait avec Madame d’Espagne…
car il était marié, le connétable, un mariage de façade, avec une cousine du
roi, Madame de Blois.
Les conseillers du roi, bien qu’ils
fissent tous également mine d’aduler leur maître, étaient fort partagés, selon
qu’ils pensaient bon de lier leur fortune à celle du connétable ou à celle du
gendre. Et les luttes feutrées qui les opposaient étaient d’autant plus âpres
que ce roi, qui voudrait faire paraître qu’il est seul à trancher de tout, a
toujours abandonné à son entourage le soin des plus graves affaires.
Voyez-vous, mon cher neveu, on intrigue
autour de tous les rois. Mais on ne conspire, on ne complote qu’autour des rois
faibles, ou de ceux qu’un vice, ou encore les atteintes de la maladie,
affaiblissent. J’aurais voulu voir qu’on conspirât autour de Philippe le
Bel ! Personne n’y songeait, personne n’aurait osé. Ce qui ne veut point
dire que les rois forts sont à l’abri des complots ; mais alors, il y faut
de vrais traîtres. Tandis qu’auprès des princes faibles, il
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