Quand un roi perd la France
frater ! Chaque pape doit commettre au moins une erreur durant son
pontificat, sinon il serait le bon Dieu lui-même. Eh bien, l’erreur de
Clément VI, c’est d’avoir donné le chapeau à Capocci.
« Et puis, m’a dit Innocent, si
l’un de vous deux venait à souffrir de quelque maladie… Notre-Seigneur vous en
garde… l’autre pourrait poursuivre la mission. » Comme il se sent toujours
malade, notre pauvre Saint-Père, il veut que chacun le soit aussi, et il vous
ferait donner l’extrême-onction dès que vous éternuez.
M’avez-vous vu malade depuis que
nous sommes en route, Archambaud ? Mais le Capocci, lui, les cahots lui
brisent les reins ; il lui faut s’arrêter toutes les deux lieues pour
pisser. Un jour, il sue de fièvre, un autre il a un flux de ventre. Il voulait
me prendre mon médecin, maître Vigier, dont vous reconnaîtrez qu’il n’est pas
accablé de labeur, en tout cas de mon fait. Pour moi, le bon physicien est
celui qui chaque matin me palpe, m’ausculte, me regarde l’œil et la langue,
examine mes urines, ne m’impose pas trop de privations ni ne me saigne plus
d’une fois le mois, et qui me tient en bonne santé… Et puis, pour faire ses
apprêts, le Capocci ! Il est de cette sorte de gens qui intriguent et
insistent pour être chargés de mission et qui, dès qu’ils l’ont obtenue, ne
tarissent plus d’exigences. Un secrétaire papal, ce n’était point assez, il lui
en fallait deux. Pour quel office, on se le demande, puisque toutes les lettres
pour la Curie, avant que nous ne soyons séparés, c’est moi qui ai dû les dicter
et les corriger… Tout cela fit que nous ne partîmes qu’au temps du solstice, le
21 juin. Trop tard. On n’arrête point les guerres quand les armées sont en
route. On les arrête dans la tête des rois, lorsque la décision est encore
hésitante. Je vous dis, Archambaud, un printemps perdu.
La veille du départ, le Saint-Père
me reçut, seul. Peut-être se repentait-il un peu de m’avoir infligé ce
compagnon inutile. Je l’allai voir à Villeneuve, où il réside. Car il refuse de
loger dans le grand palais qu’ont bâti ses prédécesseurs. Trop de luxe, trop de
pompe à son gré, un train d’hôtel trop nombreux. Innocent a voulu satisfaire le
sentiment public qui reprochait à la papauté de vivre dans trop de faste. Le
sentiment public ! Quelques écrivailleurs, pour qui le fiel est l’encre
naturelle ; quelques prêcheurs que le Diable à envoyés dans l’Église pour
y mettre la discorde. Avec ceux-ci, il suffisait d’une bonne excommunication,
bien assenée ; avec ceux-là, une prébende, ou un bénéfice, accompagnés de
quelque préséance, car c’est l’envie souvent qui stimule leurs crachats ;
ce qu’ils entendent redresser dans le monde, c’est le trop peu de place, à
leurs yeux, qu’ils y ont. Voyez Pétrarque, dont vous m’avez entendu parler,
l’autre jour, avec Monseigneur d’Auxerre. C’est un homme de mauvais naturel,
mais de grand savoir et valeur, il faut le lui reconnaître, et qui est fort
écouté des deux côtés des Alpes. Il était ami de Dante Alighieri qui l’amena en
Avignon ; et il a été chargé de maintes missions entre les princes. Voilà
quelqu’un qui écrivait qu’Avignon était la sentine des sentines, que tous les
vices y prospéraient, que les aventuriers y grouillaient, que l’on y venait
acheter les cardinaux, que le pape y tenait boutique de diocèses et d’abbayes,
que les prélats y avaient des maîtresses et leurs maîtresses des maquereaux…
Enfin, la nouvelle Babylone.
Sur moi-même, il répandait de fort
méchantes choses. Comme il était personne à considérer, je l’ai vu, je l’ai
écouté, ce qui lui a donné de la satisfaction, j’ai arrangé quelques-unes de
ses affaires… on disait qu’il s’adonnait aux arts noirs, magie et autres
choses… je lui ai fait rendre quelques bénéfices dont on l’avait privé ;
j’ai correspondu avec lui en lui demandant de me copier dans chacune de ses lettres
quelques vers ou sentences des grands poètes anciens, qu’il possède à
merveille, pour orner mes sermons, car moi, je ne m’abuse point là-dessus, j’ai
un style de légiste ; un moment même je l’ai proposé pour un office de
secrétaire papal, et il n’a tenu qu’à lui que la chose aboutît. Eh bien, il dit
beaucoup moins de mal de la cour d’Avignon, et de moi, il écrit merveilles. Je
suis un astre dans le ciel de
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