Quand un roi perd la France
grosse.
La reine Isabelle ? Mais si,
mais si, elle vit toujours ; du moins elle vivait encore le mois dernier…
À Castle Rising, un grand et triste château où son fils l’a enfermée, après
qu’il eut fait exécuter son amant, Lord Mortimer, il y a vingt-huit ans. Libre,
elle lui aurait causé trop de soucis. La Louve de France… Il vient la visiter
une fois l’an, au temps de Noël. C’est d’elle qu’il tient ses droits sur la
France. Mais c’est elle aussi qui a causé la crise dynastique en dénonçant
l’adultère de Marguerite de Bourgogne, et fourni bonne raison pour écarter de
la succession la descendance de Louis Hutin. Il y a de la dérision, vous
l’avouerez, à voir, quarante ans après, le petit-fils de Marguerite de
Bourgogne et le fils d’Isabelle faire alliance. Ah ! il suffit de vivre
pour avoir tout vu !
Et voilà Édouard et Philippe de
Navarre, à Windsor, remettant en chantier ce traité interrompu, et dont les
premières assises avaient été posées lors des entretiens d’Avignon. Toujours
traité secret. Dans les rédactions préparatoires, les noms des princes
contractants ne devaient pas figurer en clair. Le roi d’Angleterre y est appelé l’aîné et le roi de Navarre le cadet . Comme si cela pouvait
suffire à les masquer, et comme si la teneur des notes ne les désignait pas à
l’évidence ! Ce sont là précautions de chancelleries qui n’abusent guère
ceux dont on se défie. Quand on veut qu’un secret soit gardé, eh bien, il ne
faut pas l’écrire, voilà tout.
Le cadet reconnaissait l’aîné pour le roi de France légitime. Toujours la même
chose ; c’est le début et l’essentiel ; c’est la clef de voûte de
l’accord. L’aîné reconnaît au cadet le duché de Normandie, les
comtés de Champagne et de Brie, la vicomté de Chartres et tout le Languedoc
avec Toulouse, Béziers, Montpellier. Il paraît qu’Édouard n’a pas cédé sur
l’Angoumois… trop près de la Guyenne, ce doit être pour cela ; il ne
laisserait pas Navarre, si ce traité doit avoir effet, qu’à Dieu ne plaise,
prendre pied entre l’Aquitaine et le Poitou. En revanche, il aurait accordé la
Bigorre, ce que Phœbus, si cela lui est venu aux oreilles, ne doit guère
goûter. Comme vous voyez, tout cela additionné, cela fait un gros morceau de
France, un très gros morceau. Et l’on peut se surprendre qu’un homme qui
prétend à y régner en abandonne tout à un seul vassal. Mais, d’une part, cette
sorte de vice-royauté qu’il confère à Navarre répond bien à cette idée d’empire
nouveau qu’il caresse ; et, d’autre part, plus il accroît les possessions
du prince qui le reconnaît pour roi, plus il élargit l’assise territoriale de
sa légitimité. Au lieu d’avoir à gagner les ralliements, pièce à pièce, il peut
soutenir qu’il est reconnu d’un coup par toutes ces provinces.
Pour le reste, partage des frais de
la guerre, engagement à ne point conclure des trêves séparées, ce sont clauses
habituelles et reprises du projet précédent. Mais l’alliance est énoncée
« alliance perpétuelle ».
Je me suis laissé dire qu’il y eut
une plaisante passe entre Édouard et Philippe de Navarre parce que celui-ci
demandait que fût inscrit au traité le versement des cent mille écus, jamais
payés, qui figuraient sur le contrat de mariage entre Charles de Navarre et
Jeanne de Valois.
Le roi Édouard s’étonna.
« Pourquoi aurais-je à payer les dettes du roi Jean ? – Si fait.
Vous le remplacez au trône ; vous le remplacez aussi dans ses
obligations. » Le jeune Philippe ne manquait pas d’aplomb. Il faut avoir
son âge pour oser de ces choses. Cela fit rire Édouard III, qui ne rit
guère à son ordinaire. « Soit. Mais après que j’aurais été sacré à Reims.
Pas avant le sacre. »
Et Philippe de Navarre repartit pour
la Normandie. Le temps de mettre sur vélin ce dont on était convenu, d’en
discuter les termes article par article, de passer les notes d’un côté à
l’autre de la Manche… « l’aîné… le cadet », et puis aussi les
soucis de la guerre, tout cela fit que le traité, toujours secret, toujours
connu, au moins de ceux qui avaient intérêt à en connaître, ne devait
finalement être signé qu’au début de septembre, au château de Clarendon, il y a
seulement trois mois, fort peu avant la bataille de Poitiers. Signé par
qui ? Par Philippe de Navarre qui fit à ce dessein un second
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