Quelque chose en nous de Michel Berger
j’ai seize ans, « émancipé avec droit de faire du commerce », et je suis son assistant et son associé dans Disques Imports, magasins pionniers d’importation de disques américains à Nice et à Saint-Tropez, spécialisés en Byrds, Buffalo Springfield, Grateful Dead, Jefferson Airplane, Quicksilver, Steve Miller Band, Mothers of Invention, Velvet Underground, Stooges, Procol Harum et bootlegs aux vinyles de couleur Trade Mark of Quality (« la marque au cochon »), tous quasiment introuvables en France à l’époque. Nos principaux clients sont Pierre Lescure, les programmateurs de Radio Monte-Carlo, les basketteurs américains de l’Olympique d’Antibes, les disquaires des boîtes de nuit de la Côte d’Azur et de la Riviera italienne, le magasin Phono-Montgrandde Marseille, les groupes Il Était Une Fois et Dynastie Crisis, le neveu de Stéphane Grapelli, Eddie Barclay, Johnny Hallyday, etc.
« Vous allez voir, c’est la première fois qu’un album français sonne comme les Américains, aussi moderne, musical, la fille est incroyable, ça va vous plaire, je vous promets de ne pas vous faire perdre votre temps. » Et de fait, dès les premières notes de piano jouées du bout des doigts et celles, égrainées, de la guitare acoustique, qui accompagnent l’entrée de la voix de Véronique, la mélodie incroyable d’« Amoureuse », son romantisme onirique et ses mots forts, simples et élégants, aussi étonnants que ses concepts (l’envoûtement amoureux comme « pluie d’une autre planète »), on saisit effectivement qu’on n’a jamais entendu ça, pas ici, pas dans notre langue en tout cas. Ce sens de la destinée, de l’importance de l’instant, de l’immanence, de la vie, vibrante, puissante et délicate, prête à basculer à chaque instant vers un inconnu exaltant, à s’envoler. Et cette mélodie miraculeuse, à l’invraisemblable montée d’appoggiatures, cette voix au long vibrato rythmique inédit, ce son unique, qui ressemble à tant, mais ne copie personne, sont littéralement inouïs. Ça y est, nous le tenons, notre auteur-compositeur-chanteur-musicien de notre génération, qui respire la musique, l’émotion, l’esprit du rock, berce nos cœurs et nos nerfs – et c’est une fille, la première de son genre à écrire et composer depuis Barbara, quelques années – un siècle – plus tôt, le backbeat et le feeling – le rock – en plus.
Après, pour nous, sur le moment, elle ne remplace pas Jimi Hendrix, ni ne concurrence les Rolling Stones, les Who, Led Zeppelin, Bob Dylan ou Marvin Gaye, que nous écoutons à fond toutes les nuits.Mais on découvre bien là l’équivalent en français – ce qui constitue alors une restriction en soi – du Tapestry de Carole King, du Ladies of the Canyon et du Blue de Joni Mitchell, des Sweet Baby James et Mud Slide Slim and the Blue Horizon de James Taylor, du premier America, du Mona Bone Jakon et du Tea for the Tillerman de Cat Stevens, du Songs For Beginners de Graham Nash et même, toutes proportions gardées, du After the Goldrush de Neil Young, du If Only I Could Remember My Name de David Crosby, du premier album de Crosby, Stills and Nash et de son successeur avec Young, Déjà Vu, ces disques californiens autobiographiques et incestueux nés des liaisons nouées et dénouées dans la chaleur des collines boisées et des chalets de Topanga et de Laurel Canyon, gorgés de ces chansons émotionnelles, introspectives, de ces atmosphères utérines, de ces confessions intimes aux guitares opiacées et aux harmonies vocales tellement humaines, qui bercent nos jeunes cœurs tremblants, consolent nos chagrins et nos déceptions, définissent nos sentiments fluctuants, nos élans freinés, nos émois emportés, nos relations au monde et aux autres, nos hésitations et nos rêves persistants malgré les orages qui s’accumulent et l’épuisement des énergies qui ont soulevé les années soixante au firmament de l’espérance et du dépassement de nous, de tout.
Bien des années plus tard, Véronique Sanson m’en résumera l’essence, celle de toute sa musique, de manière aussi succincte que lumineuse, décevante d’évidente simplicité : « Des mélodies sur des harmonies avec une belle production. » Sacrées mélodies, superbes harmonies, et effectivement, une production à laquelle nous ne sommes pas habitués ici, organique, naturelle, spontanée, une musique jouée, chantée, dépouillée, enregistrée et
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