Qui étaient nos ancêtres ?
premier anniversaire, 40 % avant leur quatrième. À peine un enfant sur deux atteint l’âge de cinq ans… Et cela, quel que soit le milieu. L’air de la campagne et la contagion à la ferme ne réussiront pas toujours à l’enfant que le bourgeois a placé en nourrice chez des paysans. À la fin du XVIII e siècle, Gabrielle Pomiers, épouse de Jean Bondet, perdra jeunes six de ses quatorze enfants, et Catherine Longayrou, femme du négociant Lamouroux, en perdra huit sur dix-sept. Marie Lesage, femme de l’avocat Fiacre-Antoine Venot, en perd huit sur dix-huit et sa voisine, Marguerite Prost, femme de François de La Chaise, seigneur-engagiste de Montcenis, neuf sur vingt. Dès lors, une grande question se pose : l’amour maternel existait-il ? Les parents, les mères, éprouvent-ils de l’amour pour ces bébés qui leur naissent et dont le tiers leur est fauché avant l’âge d’un an ? Nos ancêtres s’attachent-ils à ces petits êtres que Dieu leur confie pour les leur retirer ensuite si brutalement ? Vaste débat, allumé voilà vingt ans et faisant parler certains de « l’amour en moins », d’autres leur répondant qu’il était bel et bien là.
Cet amour, comment le mesurer ? De façon générale, la mort apparaît comme une réalité avant tout familière, que ce soit dans « l’univers goubervilien » ou chez les humbles. Des gens de tous âges « passent » et « rendent leur esprict à Dieu ». C’est ici l’ordre des choses et c’est celui de Dieu… Se révolte-t-on ? Désespère-t-on ? Ou bien se résigne-t-on à accepter la fatalité ?
Si l’on se hâte parfois d’emmener le bébé mort-né à une chapelle miraculeuse, en un de ces lieux que les historiens appellent des « sanctuaires à répit », où l’on prétendra, évidemment de bonne foi, l’avoir vu tressaillir et en avoir profité pour le baptiser – ce que peut faire tout chrétien devant un enfant en danger de mort –, ce n’est que pour assurer le salut du petit être et lui éviter les limbes. Imaginer la chair de leur chair y errant éternellement traumatise assurément les parents. Si Dieu doit reprendre ces enfants qu’il vient de donner, autant qu’il le fasse dans les meilleures conditions pour eux.
Pour se forger une opinion, les témoignages sont rares. Celui rédigé en l’an IX (1801) par Charles-Nicolas Dognon, notaire à Charny-sur-Meuse, est-il représentatif des réactions des pères de son époque et de son milieu ? Sa façon de raconter ces moments émeut, dans le récit qu’il a intitulé Mort de mon fils, de mon petit ami, de mon gros, de mon Nonon, de mon petit Nicolas-Luc.
Un matin, l’enfant, qui a déjeuné de pain, de beurre et de sel, vomit. « Il avait la fièvre. (…) Il ne se plaignait nullement. J’avais comme un pressentiment de sa perte. Je l’embrassai si cordialement. Il me rendait si bien mes baisers. (…) Jamais ce moment ne passera. Il se présente si souvent à ma mémoire. » Après avoir dormi une partie de l’après-midi, l’enfant s’affaiblit à vue d’œil et sera recouché pour être découvert mort par son père après le dîner. « Je suis hors de moi-même, je descends en criant, hurlant. (…) Je courais, je criais, je pensais à la douleur que ma femme éprouverait. Je désirais l’anéantissement. Rien au monde ne me faisait aimer la vie. On ne peut aimer un enfant comme j’étais attaché à ce petit. (…) Je l’embrasse, le rembrasse, lui parle sans qu’il m’entende. »
Détresse, désespoir, amour paternel sont incontestablement là. Mais il faut bien noter que ce drame se passe au début du XIX e siècle, et que Nonon « mourut âgé de trois ans moins neuf jours », dans un milieu bourgeois, et dans une famille nucléaire. Ce dernier détail, si anormal à l’époque, est révélateur d’une mentalité évoluée, celle qui va justement peu à peu s’affirmer et se généraliser. La régression de la mortalité infantile dans la première moitié de ce siècle va conduire les milieux bourgeois et urbains, dès lors que la technique de la photographie se répandra, à faire prendre d’émouvants clichés d’enfants sur leur lit de mort.
L’amour maternel n’est-il pas pourtant, forcément, naturellement, et depuis toujours, réel ? N’est-ce pas lui qui dicte à la femme en détresse abandonnant son enfant de choisir de le déposer en un lieu où il aura davantage de chances d’être recueilli ?
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