Requiem pour Yves Saint Laurent
le même prix », on offrait un café et un massage du dos. D’autres n’hésitant pas à payer leur chauffeur avec des chèques emploi service. Il y a ceux qui n’osaient plus. Et ceux qui, « par-derrière », osaient encore, se faisant ouvrir une boutique Loro Piana la nuit, pour repartir avec des cachemire huit fils planqués dans des grands sacs shopping blancs. On ne savait
plus ce qui était pire. Ceux qui avaient payé. Ou ceux qui se faisaient tout offrir. Dans la confusion, la suspicion régnait en maîtresse. Pour un peu, certains en seraient presque allés à comparer Michelle Obama à Imelda Marcos : n’avait-elle pas osé porter dans une charity des sneakers Lanvin à 540 dollars ? La petite famille était à cran. Le créateur d’une maison s’était fâché avec plusieurs grands titres. Une rédactrice consultante avait sans vergogne montré la précollection à un client italien qui l’avait intégralement « pompée ». Une autre fois, le créateur avait découvert dans un dépôt-vente le sac de la saison qu’il venait d’offrir à la responsable accessoires d’un grand hebdomadaire.
Yves Saint Laurent mort, quelque chose avait explosé de l’intérieur. Il ne protégeait plus personne. Mais où étaient donc passés les Montana, Mugler, Jil Sander, Hedi Slimane ? Ils n’étaient plus directement impliqués, ils travaillaient pour la mode, ou autour de la mode, mais ils n’étaient plus au centre. Certains couturiers quittaient leur maison,
comme Martin Margiela. D’autres la voyaient agoniser devant eux. La maison Christian Lacroix qui n’avait pas trouvé acheteur, était en liquidation judiciaire.
C’est en juillet 2009, que le couturier offrit son dernier défilé au musée des Arts décoratifs. Requiem noir et vieil or, comme autant de silhouettes ciselées au fusain, volumes définis par les épaules, un caban boîte, une robe trapèze, avant un prêt-à-tanguer sur les vagues généreuses d’un drapé, d’une basque bouillonnée pour ces princesses byzantines, ces filles du feu. Là, un ruban rose volé à Manet, le craquant d’une duègne de Zurbarán, l’émoi d’une créature inspirée par une Vénus de Rachilde. Et pourtant, rien d’autre que lui-même, Christian Lacroix se tenait tout entier, devant cette salle en apnée, cette mousseline ciel, ce grand paletot aux reflets d’orage et cette lumière d’encens, ces veloutés inattendus, ces tourbillons de jais et de strass, ces robes pareilles à des icônes tour à tour profanes et sacrées, dans lesquelles les ouvrières semblaient avoir mis tout leur cœur et toutes leurs
larmes. Mais à l’extérieur, on ne pleurait qu’une idole, Michael Jackson.
L’automne des sanglots longs arriva, malgré une canicule persistante. Dès le 17 novembre 2009, ils furent des centaines à se rendre chez Christie’s, avenue Matignon : des marchands en veste Barbour, des antiquaires traînés par leur caniche, des femmes du monde, des anciennes clientes, des ex-proches, ceux qui disaient encore « Yves », ou « Pierrot » pour marquer familièrement leur lien avec le duo dont les trophées se réduisaient désormais à des lots. Plus de mille pour cette seconde vente. Les chambres de la maison anglo-normande de Benerville, décorée en référence à la Recherche du temps perdu , se réduisaient désormais à des plateaux d’une pièce de boulevard. Tout se télescopait. Le jardin d’hiver avait été comprimé dans un couloir de l’avenue Matignon, le bureau du 5, avenue Marceau n’était rien de plus qu’un garde-meubles provisoire, il avait perdu ses contours, sa forme, sa magie dont les miroirs – deux s’étaient brisés pendant le transport – avaient été les fidèles
gardiens pendant plus de trente ans. « Ce que je préfère ici ce sont les fleurs ! » me dit un snob, pour s’excuser d’avoir été surpris en train de fouillasser dans un grenier de campagne. « Une vente ringarde et nostalgique », jugea une ancienne groupie qui s’essayait depuis treize ans à propulser un jeune créateur.
Cette fois, il avait disparu. Je le cherchais partout. Sous les drapés du numéro 1, une Diane chasseresse en pierre reconstituée. Derrière un paravent à cinq feuilles en cuir, sous une suite de quatre banquettes d’angle, quelque part, dans le mouvement sans fin d’un globe terrestre en papier mâché, sous des grands lustres de bronze aux pendeloques de cristal pareilles à des
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