Requiem pour Yves Saint Laurent
forment dans le ciel des blocs de cristal, le soleil, en tombant, s’alourdit, comme une rose avant de mourir, aussi charnue qu’un sein de femme sous une blouse de mousseline panthère YSL. « Ce sont des vêtements pour des femmes qui aiment l’amour », disait Jean Desailly à Françoise Dorléac, dans La Peau douce de Truffaut.
Son royaume, c’était ce grand atelier du merveilleux, ultime refuge. Un volume, des plans, deux pieds, deux jambes, une ligne d’épaules, et après, la magie d’un tissu révélant dans ses plis le mouvement du monde, cette aisance qui donnait aux mannequins de Christian Lacroix, lorsqu’elles passèrent au Centre Pompidou, le sentiment d’esquisser un pastel sur une feuille de dessin géante… Entre les bleus de Dufy et de Marquet, les roses ouatés de Watteau, les couleurs semblaient en partie immergées dans l’eau des rêves, entre la nuit et le jour, la fraîcheur d’un herbier séchant sur un manteau d’organza,
l’éclat matinal d’un satin pamplemousse, le tourbillon bleu d’un jupon encre, comme un pavillon sous le vent. « Floridées de bord de mer, courmarines, flotteurs rayés, jardinages, luminaires, poudres, monochromes et mélangés ont l’air d’être ordonnés comme autant de points de repère, comme autant de bouquets pliés », annonçait le carton d’invitation.
En janvier 2009, ces bouquets s’étaient déployés en trente-neuf passages surgis chacun d’une vision intérieure, que les ateliers avaient interprétés, sans rien casser, sans rien raidir, de ruchés en bouillonnés, avec juste l’amour qui se donne, s’efface derrière la technique, rien que pour le faire apparaître, à la manière de ce tulle ennuageant la silhouette, de cette ceinture de plumes pour étreindre une taille, de ce flot de gaze vieil or éclairant un long fourreau sculpté de satin blanc. Mousseline « buvard » ombrée de magenta, pois de senteur en soie, tout frémissait, tout s’offrait en un parfum mêlé d’essences rares et familières, le souvenir des premières giboulées, et des roses de jardin fraîchement coupées, couleurs d’odeurs après la pluie, ou le matin tôt, chez un fleuriste,
comme il y a très longtemps, Orève, à Passy, gouttes de lumière vaporisées sur cette époque en délit de fuite.
La haute couture avait cessé d’être un rituel. Elle se décomposait en une somme de rendez-vous improbables, hors du temps qui s’avançait, menaçant comme l’orage. On se calfeutrait à l’intérieur des salons privés comme à l’intérieur d’un cockpit. Loulou de la Falaise était comme l’une des dernières fées d’un royaume qui s’effaçait devant nous. De ces années d’apocalypse joyeuse, elle avait gardé l’intuition des enfants, la disponibilité absolue à tout ce qui pouvait arriver, sans peur, sans détresse. En couture, si on « mourait », c’était pour un centimètre, autant dire pour une vie.
J’avais retrouvé Loulou au défilé de Stefano Pilati, le directeur artistique d’Yves Saint Laurent. Dans la pénombre, elle était dans la lumière, au premier rang, non loin de Betty Catroux, le double androgyne d’ Yves , toujours aussi gaie que blonde et fidèle à son jean de cuir noir. Après le show, Loulou repartit, Kate Moss accrochée à son bras. Je les revois comme deux oiseaux de nuit tout frémissants
des secrets que les paparazzi n’auraient pu leur arracher. Au milieu de cette foule compacte, alourdie par les regards de pierre que chacun jetait à l’autre, le duo tranchait, insouciant, léger, en apesanteur, emportant dans un battement d’ailes, cet air de scandale qui les liait. Scrutée dans ses moindres faits et gestes par les tabloïds, Kate, affranchie de son job de role model , semblait ce soir-là hors d’atteinte, loin de tout ce qui lui collait à la peau, depuis l’ouragan de rumeurs liées à la « Cocaïne Kate ».
Loulou, la démone du Chalet des îles tournoyant sous sa couronne de songes, retrouvait l’aura de ses années Palace. Chacune se rechargeait dans l’autre. Kate Moss, cheveux tirés, cape noire, fêtait son retour dans ce club privé auquel sa blondeur désormais masquée d’un sourire de celebrity lui interdisait l’accès. Elles irradiaient, comme deux princesses au-dessus des mouches noires, ces photographes qui s’agglutinaient ce soir-là devant le Palais de Tokyo. Loulou, épouse éphémère de Desmond Fitzgerald, et Kate, l’ex-fiancée border line
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