Requiem pour Yves Saint Laurent
larmes géantes, partout là où il se refusait, comme un enfant qui se cache, prêt à briser tous les vases dont cette collection regorgeait. En se dérobant, il ne cessait de se révéler, tel qu’en lui-même, héritier de cette bourgeoisie éprise de meubles de style, de cache-pots et de canapés d’époque, cette bourgeoisie dont aucun siècle ne viendrait à bout et qu’il semblait aimanter, complice de leurs commentaires fusant entre les rafraîchis
soirs à bouteille en porcelaine de Paris et les fauteuils de malade, les croix processionnelles, les médaillons « d’après l’antique », les lampes de lecture moderne, et les jardinières émaillées, les chauffeuses Napoléon III et les guéridons, dont ces visiteurs du dimanche jugeaient « les pieds trop fragiles ».
Ils étaient tout ce qu’il avait fui, les morceaux épars de lui-même. Je les reconnaissais à leur voix rêche, leur ineffable sens de l’à-propos. « Tiens, toi qui cherches des genêts ! » Ils auraient bien enchéri pour une paire de vases en biscuit, mais « pas au-delà des estimations basses ». Ils avaient tout le temps, car après eux, d’autres viendraient, qui leur ressembleraient, ils étaient là, comme ces services en porcelaine à la présence friable et encombrante, auxquels il fallait ajouter encore, une terrine et son couvercle, trois plats, sept bouillons, des tasses et des sous-tasses, ils se suivaient à la queue leu leu tels tous les cousins absents d’un homme qui ne recevait plus, et dont toutes ces ménagères, comme autant de chemises encore étiquetées sous des housses de plastique, de paires de
souliers aux semelles trop neuves, dénonçaient l’absence. Une vieille dame essuyait une plainte. « C’est trop garni, ça donne le tournicotis. »
Ce fut la vente des petits porteurs, des anonymes au cœur lourd et au portefeuille léger. Une Américaine emporta un porte-parapluie pour 109 000 euros. Cette adjudication révéla tout ce que l’affect et la vanité réunis peuvent enfanter de plus émouvant, de plus inconsolable. « C’est pour vous, c’est contre vous… » J’étais dans la salle, mais j’avais choisi d’enchérir par téléphone, la voix du commissaire priseur et celle de mon « acheteuse » formaient un exceptionnel pas de deux sonore, je les écoutais, haletante, courant jusqu’au bout de mes forces, avant de m’écrouler, bien avant que le couperet ne tombe. « Bidding . » Moi, je ne suivais plus, le lot suivant m’échappa encore. La veille, un inconnu en chemise verte m’avait volé « mon cœur », un presse-papier en cristal de roche finalement adjugé 3 500 euros. Le théâtre Marigny ressemblait à un tribunal, avec derrière le pupitre noir, plus de trente personnes
accrochées à leur téléphone. Dans la salle aux allées dégarnies, je vis passer Bernadette Chirac, Pierre Le-Tan, Pierre Passebon, avec son catalogue hérissé de Post-it. Pierre Bergé était là, avec Moujik au troisième rang. Les enchères se poursuivaient, « Vous en voulez Pauline, rapidement ? », 13 h 15, je revois Pierre Bergé remonter l’allée d’un pas de magistrat, avec son pardessus en cachemire camel, de la même couleur que son chien. Il venait de fêter ses soixante-dix-neuf ans. Il avait, au dernier moment, retiré de la vente la Mercedes qui deviendrait la sienne, conduite par l’ex-chauffeur d’Yves Saint Laurent. Et le ballet continuait : « Je vous rappelle que le vase n’est pas antique… » L’ensemble de la vente fut reversé à la recherche sur le sida.
Quand l’artiste Adel Abdessemed me parle de sa tante, je pense à Yves Saint Laurent : « J’avais quatre ans. Je vivais en Algérie. Une tante s’habillait avec des pantalons pattes d’ef et des sandales compensées. Elle a eu un amant. Mon oncle l’a rasée et enfermée. Je ne l’ai plus jamais revue. »
L’avenir s’était éparpillé devant nous, il avait laissé flotter au large des envies de renaissance. Il appartenait à chacun de les saisir. D’oublier ses habitudes pour se déployer, en phase d’autres nouveaux « nouveaux mondes », l’Inde, la Chine. Certains conseillaient de regarder bien droit devant soi, pour ne pas s’alourdir. D’autres faisaient le gros dos. Mais on ne savait pas exactement ce qui était fini et ce qui avait commencé. La maison Christian Lacroix était officiellement fermée. « Ce n’est pas la fin d’une PME, c’est un
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