Requiem pour Yves Saint Laurent
rêve qu’on assassine ! » déplorait le magazine Elle. Le conflit existentiel entre la « poésie et le marketing », qu’allait évoquer Alain Chamfort dans son CD dédié à Yves Saint Laurent, ne faisait pourtant qu’isoler une fois de plus la France, de plus en plus désindustrialisée. Avec ses réglementations rigides, elle ressemblait parfois à la grande dame de province égarée au cœur d’un marché mondial soumis à une concurrence de plus en plus forte. Les touristes venaient pour y dépenser de l’argent, les pauvres pour y percevoir des allocations, les riches fuyaient en Belgique,
ou en Suisse, furieux d’être trop taxés . Les cerveaux quittaient l’Hexagone. On montait et on démontait les marques aussi aisément qu’un Lego.
La mode était l’un des derniers milieux où l’on n’avait pas besoin de montrer sa carte d’identité française pour réussir. C’était souvent, d’ailleurs, ceux qui avaient rêvé de la France qui la révélaient le mieux. Il était temps pour l’excellence nationale de retrouver, à l’intérieur de sa propre histoire, les principes fondateurs de son avenir. Non pas en parodiant, en dupliquant le passé, mais en intégrant au présent des éléments susceptibles d’être enrichis, développés.
« Mon arme est le regard que je porte sur mon époque », affirmait Yves Saint Laurent. Ce n’est pas lui-même qu’il contemplait dans le miroir. Mais tout ce qu’il rendait visible et possible en dehors de lui. Les fêlures comme la perfection. En dix ans, le triangle d’or était devenu une gigantesque galerie des glaces décomposée en bureaux où sévissait la violente divattitude. Hedi Slimane avait raté le coche, il n’avait pas signé avec LVMH pour
créer une maison à son nom. La promiscuité entretenue au cours de ces années entre la mode et l’art contemporain avait brouillé les pistes. Les artistes avaient produit pour satisfaire les envies saisonnières de shopping des collectionneurs. Trop de créateurs de mode s’étaient pris pour des œuvres d’art. S’ils avaient écouté un peu plus les chefs d’atelier réduits à de purs exécutants, ils auraient peut-être fait produire moins d’invendables horreurs. Trop de talents s’étaient consumés dans des luttes de pouvoir. Il faudrait bien, une bonne fois pour toutes, qu’on en finisse avec le cliché romantique opposant le créateur génial victimisé au redoutable cost killer . Que des projets naissent, et renaissent, dans la confiance, le respect mutuel, au service d’un rêve partagé : habiller les femmes.
Le mois de décembre s’étirait sous un édredon de neige. On préparait ses cartes de vœux, en se souhaitant plein de portables éteints et de promesses à tenir. Comme dans le Dubaï de la banqueroute, rien n’était annulé, tout était « reporté ». Pourtant, ici et là, la lumière était revenue. Des maisons sor
taient renforcées. Louis Vuitton, Hermès, Chanel, avaient vu leur chiffre d’affaires résister, et même s’envoler. Et puis les ateliers couture étaient au travail. Paris resterait toujours l’éden.
Il y avait Karl Lagerfeld, une capacité extraordinaire à rebondir, passer de l’encyclopédisme des Lumières à une série de photos de Beth Ditto, Cat Power, ou Lily Allen, du studio Chanel au studio 7L, où des assistants retouchaient en direct les images qui seraient imprimées dans la nuit par Steidl pour le dossier de presse haute couture Chanel. Sa mémoire était ce qu’il avait de « plus cher ». Mais il ne se retournait jamais, sa vie rassemblait à un défilé d’instants. Il avait réponse à tout, avec esprit, il incarnait l’omnimode, il avait tout connu, l’après-guerre et le Palace, il avait remplacé son éventail par des mitaines de cuir noir, il dessinait, il écrivait, rien ne semblait l’atteindre, ni l’hiver, ni les décalages horaires, il ne buvait pas, ne se droguait pas, le marathonien faisait de chaque saison un sprint, c’était Warhol chez Falbalas, Andy chez Fendi, l’austérité de sa vie n’avait pour
égale que sa prodigieuse disponibilité au présent, on disait : « Il ne mourra jamais. »
Je suis revenue à la Fondation en décembre 2009. Un bleu printanier éclairait un ciel de glace idéal pour faire voler l’hélicoptère Agusta de Pierre Bergé. Le monde vivait entre l’attente et la peur de nouveaux attentats. L’hiver s’étirait dans le silence et les doutes. On
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