Requiem pour Yves Saint Laurent
de Pete Doherty, avaient en commun ce trésor :
un sens de l’instant imperméable aux décennies et aux millions de dollars qui les séparaient désormais. Le temps, l’argent s’effaçaient pour ne laisser apparaître que leur complicité rock’n’roll. L’ex-muse, dont d’aucuns avaient cru bon fêter le retour – « Loulou is back » –, et Kate, l’égérie de la campagne « Parisienne » d’Yves Saint Laurent parfums, ne semblaient former qu’un seul et même personnage à deux visages. Loulou, telle qu’en elle-même, m’avait dit « chérie appelle-moi » ou quelque chose comme ça, me notant son numéro de téléphone, comme une star signe un autographe en oubliant son gant dans votre carnet.
Quelques semaines plus tard je pris rendez-vous avec Loulou… Elle partait le lendemain pour New York, et me pria de venir la retrouver chez elle. L’interminable été indien avait choisi ce jour-là de prendre le large. Paris semblait englouti sous une masse grise, humide, qui augmentait la mélancolie de ce jour, où j’appris que le magazine de mode Spring avait déposé le bilan. « Petit garçon blessé (…), je cherche la lueur d’une vie dans l’époque ; il n’y a que des cadavres, ectoplasmiques figures
d’un port sans départ. Je ne cherche plus rien car rien n’est à trouver. Je regarde les gens lorsque la terre m’échappe, je les vois au passé 10 . »
Loulou avait officiellement mis sa marque en sommeil, mais continuait à signer des bijoux sous le nom de Loulou de la Falaise créations. Je me souvenais de son appartement comme d’un voyage entre Paris, New York, Venise et Marrakech. On pénétrait dans une cour, qui vous menait à un hall un peu industriel, fonctionnel et neutre, le genre d’immeuble Rive Gauche où l’on restait un mois ou une vie. Six étages plus haut, rien ne me sembla plus chic que ce bristol épinglé sur la porte d’entrée : « Loulou de la Falaise et Thadée Klossowski ». Le temps avait bruni l’encre sans l’effacer complètement.
Le palais mauresque s’était aristocratiquement empoussiéré, à la manière du chalet de Balthus à Rossinière. Un couloir étroit servait d’antichambre, avec entre autres des photos en noir et blanc de Loulou, alors mannequin, un pastel de Setsuko de Rola, sa belle-mère. On se laissait emporter dans un autre monde, peuplé
de chimères. D’emblée on avait envie d’y croquer de l’ambre en babouches, de danser la bostella avec des bottes de velours pourpre. Dominant cet ancien studio d’artiste, un lustre géant aux breloques de cristal illuminait ce décor de château orientaliste, ses masques barbares, ses bougeoirs vénitiens, ses fauteuils de famille tapissés de chintz à papillons et d’autres, enfouis sous des couvertures berbères. Il n’y avait ni canapé, ni table basse, mais un lit dix-huitième tendu de velours rouge se reproduisant à l’infini dans ces miroirs anciens où se pavanaient des orchidées blanches. Une main semblait avoir ouvert les factures, quand l’autre les avait reposées à l’ombre du Journal de Valery Larbaud.
Loulou portait ce jour-là un pantalon kaki, un boléro de maille moutarde sur un col roulé amande. Elle me dit d’emblée : « Je n’entre plus dans rien. » Elle était passée du 34 au 37 et demi. « Tu me vois, boudinée dans du vintage ? Franchement c’est moche. » Thadée apparut dans une veste Harris Tweed couleur de ciel d’Irlande. Une valise noire, posée devant nous, semblait contenir leur vie de
fêtes et de sortilèges : « Mes boléros brodés tombent en morceaux. Ils seront mieux chez Lesage », avançait Loulou. Puisque tout s’effaçait, que restait-il donc de « l’esprit Saint Laurent » ? Elle me parla de ces robes de « porteuse d’eau, couleur de boue », qui lui rappelaient ce qu’on lui avait dit, au Sahara : « Nos gens marchent droit. » Je revis dans ses yeux ces mousselines noires pareilles à un trait de khôl, je revis Amalia, Katoucha, l’encre d’un mouvement ininterrompu sur ce podium tendu de toile sable. Je revis tout, cette envie de désert, où le silence s’accordait aux rayonnements de l’or, une silhouette juste parée de deux manchettes en métal martelé. Je revis un moment Yves Saint Laurent, son histoire, notre histoire ; c’était un songe, un mirage sur lequel chacun imprimait une image dont il avait capté l’essence, ivre de ces rêves qui étaient les siens.
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